Il y a des récits si puissants qu’ils traversent les siècles pour venir éclairer nos vies les plus intimes. Le jugement de Salomon, que l’on connaît souvent de nom sans toujours s’en souvenir précisément, est de ceux-là. Il raconte l’histoire de deux femmes qui se disputent un même enfant. L’une a perdu le sien, l’autre est la mère véritable. Toutes deux clament leur vérité, et le roi Salomon, confronté à l’impossibilité de trancher, propose de partager l’enfant en deux. La vraie mère renonce aussitôt : elle préfère céder son enfant plutôt que de le voir mourir. Salomon reconnaît alors en elle l’amour authentique, et lui rend l’enfant.
On connaît la suite. On salue la sagesse du roi, la force de l’amour maternel, la justice rendue par une épreuve apparemment cruelle. Mais on oublie que ce récit n’est pas seulement une parabole sur la maternité. Il parle aussi de possession, de rivalité, de renoncement, et d’un amour qui ne tire pas vers soi, mais qui relâche la corde pour laisser vivre l’autre.
Et si cette histoire biblique était un miroir pour certains tiraillements que nous vivons dans les relations polyamoureuses ?
L’enfant, c’est l’autre — celui ou celle qu’on aime
Dans le polyamour, on parle souvent de relations en réseau, de dynamiques de constellation, de polycules. Mais quand la jalousie s’en mêle, quand les sentiments s’emmêlent, quand les besoins deviennent urgents et les insécurités grondent, on revient à quelque chose de très humain, très archaïque même : l’envie de posséder.
Il peut arriver que deux personnes se retrouvent à vivre une forme de tension, parfois silencieuse, parfois ouverte, autour d’un même partenaire — qu’on appelle parfois le pivot. Chacun·e ressent une forme de légitimité. L’un était là avant. L’autre se sent plus en phase aujourd’hui. L’un se sent insécurisé par la nouveauté. L’autre revendique sa place. Et tous deux pourraient, d’une manière ou d’une autre, réclamer un plus : plus de temps, plus de priorités, plus d’amour visible.
C’est là que le mythe de Salomon peut venir faire office de miroir.
Le cercle de craie : tirer ou lâcher ?
Dans une autre version du même mythe, popularisée par Bertolt Brecht dans Le Cercle de craie caucasien, le juge trace un cercle à la craie au sol. Il place l’enfant au milieu, et demande aux deux mères de tirer l’enfant vers elles. Celle qui lâche — pour ne pas le blesser — est reconnue comme la véritable.
Il y a, dans cette scène, quelque chose d’essentiel à entendre pour nos vies à plusieurs.
Quand une relation devient tendue à cause d’un triangle affectif, chacun tire un peu sur l’autre, consciemment ou non. Cela peut se manifester par des demandes explicites (« Je veux plus de soirées avec toi ») ou plus subtiles (« Je me sens mal quand tu parles de ton week-end avec elle »). Parfois, cela devient une forme de compétition sourde pour capter l’attention, la disponibilité, la centralité.
Et parfois, l’amour véritable se manifeste précisément par le refus de tirer.
Non pas dans un renoncement douloureux ou une posture sacrificielle, mais dans un geste d’amour adulte : reconnaître que l’autre n’est pas un bien, qu’aucun lien ne se défend par la pression, et que l’espace relationnel ne se conquiert pas, il se reçoit.
Ne pas tirer, ce n’est pas perdre
Ce qui rend ce mythe si inspirant pour les personnes en polyamour, c’est qu’il ne dit pas : « Le plus fort gagne ».
Il dit : celui qui aime vraiment choisit de ne pas blesser, quitte à renoncer temporairement à ce qu’il croit être son dû.
Et ce renoncement est fécond. Dans l’histoire, c’est lui qui révèle la justesse du lien. C’est lui qui permet au juge de dire : « C’est toi, la mère. » Dans nos vies amoureuses, il arrive que celui ou celle qui cesse de revendiquer, de comparer, de revendiquer son « tour », devienne — précisément — celui ou celle que l’on aime plus encore, pour sa liberté offerte.
Loin d’être une stratégie, c’est un mouvement intérieur d’amour véritable, qui ne cherche pas à gagner, mais à préserver.
Les limites du mythe : l’amour n’est pas une épreuve
Attention toutefois à ne pas idolâtrer ce renoncement. Le polyamour ne se vit pas dans un concours de noblesse où chacun·e devrait s’effacer pour mériter sa place. Le danger serait de faire du « laisser-faire » une posture morale qui finit par vous vider de vous-même.
Le renoncement n’est juste que s’il est choisi librement, non imposé par l’autre, ni exigé par une dynamique asymétrique. Il n’est pas une punition, ni un test. Il est une capacité intérieure à aimer sans posséder, à faire confiance, à se relier autrement que par la rivalité.
Et parfois, il est juste de dire : « Je ne veux pas tirer. Mais je veux exister. »
Une sagesse ancienne pour des amours modernes
Le mythe de Salomon nous parle d’une époque où les enfants étaient parfois des enjeux de pouvoir, de possession, de survie. Mais dans nos relations d’aujourd’hui, nous sommes parfois ces enfants, tirés dans des directions contraires. Nous sommes aussi ceux qui tirent. Et parfois, ceux qui lâchent.
Dans un monde polyamoureux, où tout est à inventer, ce vieux récit biblique nous rappelle une chose simple : l’amour véritable ne cherche pas à vaincre, il cherche à relier sans abîmer.
Et c’est souvent là que se trouve la sagesse — dans le courage de ne pas tirer.
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