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  • Le triangle “amitié, désir, passion”

    Triangle amoureux

    Le triangle “amitié, désir, passion”

    Voici une définition de l’amour, proposée par le philosophe Francis Wolff, dans son livre « Il n’y a pas d’amours parfaits » que je trouve assez inspirante. 

    L’amour serait la zone contenue à l’intérieur d’un triangle, dont les trois sommets sont : 

    • l’amitié
    • le désir
    • la passion

    L’amour serait ainsi une position dynamique, en mouvement, entre ces trois forces souvent contradictoires mais qui s’équilibrent

    L’amitié, c’est le versant du lien.
    La joie d’être ensemble, la confiance, la bienveillance.
    C’est la dimension de l’amour qui veut durer, qui construit, qui apaise.
    Elle donne la sécurité, mais peut finir par anesthésier le feu.

    Le désir, c’est le versant du corps.
    L’élan vital, la tension, l’appel de la peau.
    C’est l’amour comme mouvement, comme appétit, comme promesse de fusion.
    Il ravive la vie, mais peut vite s’épuiser s’il ne rencontre pas le lien.

    La passion, c’est le versant du vertige.
    La perte de soi, l’obsession, la démesure.
    C’est la force qui transforme, qui bouleverse, qui brûle.
    Elle donne du sens, mais peut tout emporter.

    Aucune de ces forces ne se laisse dompter par les deux autres, et en même temps, aucune de ces forces n’est fonctionnelle et saine sans les deux autres. Elles s’accordent parfois un instant, comme une harmonie fragile entre trois notes qui ne devraient pas sonner juste ensemble, et puis cela bouge continuellement.

    Quand une force disparaît

    Quand l’une de ces trois forces s’efface, l’amour ne disparaît pas mais il change de forme. Il se déplace sur les bords du triangle.

    Ce qu’on appelle parfois “déséquilibre” est souvent juste une composition particulière : deux dimensions qui s’accordent, la troisième qui s’éteint ou se tait.

    Quand le désir et la passion s’unissent sans amitié, c’est la dévoration.

    On s’embrase vite, on se consume tout aussi vite. L’autre devient obsession, enjeu, dépendance. On s’y perd comme on se perd dans un feu trop proche : on ne distingue plus le plaisir de la brûlure. C’est l’amour des corps sans tendresse, celui où la violence du manque finit par remplacer la douceur du lien.
    Il n’y a pas de méchanceté là-dedans, juste une incapacité à accueillir l’autre autrement qu’à travers la faim qu’il réveille. Sans l’amitié, qui manque à ce duo de forces, il est impossible d’aimer l’autre pour qui il est, d’accepter l’alter ego.

    Quand la passion et l’amitié s’allient sans désir, l’amour devient fusion.

    Il y a la chaleur, la présence, la complicité, mais plus de tension érotique. C’est un amour du dedans, qui s’étreint par les mots, par la mémoire (on aime se “créer des souvenirs”), par la reconnaissance.

    Souvent, il reste magnifique, mais il perd le mouvement. L’éros se dissout dans la tendresse, les corps se taisent. On s’aime, mais on ne se désire plus.

    Ce n’est pas un échec : c’est un autre état de la matière amoureuse, plus solide peut-être, mais moins vivant. Le contexte parfait pour être tenté de trouver ailleurs l’excitation des sens !

    Quand l’amitié et le désir s’accordent sans passion, c’est la camaraderie amoureuse.

    On s’aime bien, on se veut du bien, on se désire encore, mais sans vertige. C’est clair, léger, équilibré, et souvent, cela suffit.
    Mais quelque part, on sent qu’il manque cette folie qui rend tout un peu plus grand que soi.
    Sans passion, la relation reste horizontale, elle rassure plus qu’elle ne bouleverse.

    Ces formes-là ne sont pas des amours ratées. Elles sont simplement incomplètes, comme toute expérience humaine. Chaque relation, à chaque moment de sa vie, glisse sur ce triangle, s’approche d’un bord, s’en éloigne, revient au centre. 

    Il n’y a pas d’amour parfait. Il n’y a que des équilibres mouvants, parfois magnifiques, parfois douloureux. C’est une belle invitation à créer du mouvement là où cela devient douloureux. 

    Pourquoi ça ne tient jamais en place

    Ce triangle n’est pas qu’une jolie métaphore. S’il est si difficile à stabiliser, c’est parce que ses trois polarités ne parlent pas le même langage et ne relèvent pas de la même nature.

    L’amitié est une relation.
    Elle existe entre deux personnes qui se reconnaissent mutuellement.
    Elle suppose la réciprocité, une forme d’égalité, un “nous” qui se construit dans le temps.
    Aimer quelqu’un comme ami, c’est l’aimer pour lui-même, pas pour ce qu’il nous donne.
    Cette logique-là est stable, posée, presque horizontale.

    Le désir est un mouvement.
    C’est une tension vers. Il s’élance, il se nourrit du manque, il s’épuise dans la satiété, et renaît aussitôt après.
    Le désir est fait pour bouger, pour chercher, pour ne jamais se reposer.
    Il n’est ni juste ni réciproque : il vise, il attire, il veut.
    C’est une force centrifuge, qui s’échappe dès qu’on tente de la retenir.

    La passion est un état.
    Elle ne relie pas, elle submerge.
    Elle n’a rien à voir avec le manque ou l’équilibre : elle est ce trop-plein qui déborde tout.
    Elle ne se vit pas “avec” l’autre, mais “en soi à cause de l’autre”.
    Elle altère la raison, elle déforme la réalité, elle fait du monde une extension de la présence de l’aimé.

    Trois logiques, trois mondes.

    Essaye de les faire cohabiter, et tu comprends pourquoi rien ne tient tranquille.
    L’amour n’est pas une harmonie, c’est une cohabitation instable d’états incompatibles. Il tient debout parce qu’il vacille, comme le mouvement d’une marche sur trois jambes ! C’est ce vacillement, l’humanité.

    L’amour évolue toujours

    Aimer, ce n’est donc pas occuper une place fixe. C’est se déplacer, parfois lentement, parfois brutalement, sur cette carte intérieure que Wolff appelle le triangle de l’amour.

    Chaque relation trace sa propre route entre les trois pôles : amitié, désir, passion. Parfois on vit tout en même temps, parfois une seule force domine et les autres dorment. 

    Il arrive qu’une relation commence du côté du désir, brûlante et impérieuse, puis glisse vers le lien quand le corps se calme et que la tendresse s’installe, laissant naître l’attachement.

    Il arrive aussi qu’une amitié paisible s’enflamme sans prévenir, qu’un mot, une nuit, une odeur fasse basculer le regard, et tout à coup la carte se redessine.

    Il y a des retours, des cercles, des traversées, des escales, des silences, rien ne reste à sa place, et c’est normal.

    Chaque amour a son itinéraire propre : certains voyagent toute une vie entre les pôles sans jamais se poser, d’autres se fixent sur un rivage et l’habitent en profondeur. Aucun n’est meilleur que l’autre, ils répondent simplement à des climats différents de la vie, à des besoins différents de sécurité affective et aussi de représentation de soi. 

    Je crois que la difficulté commence quand on veut figer la carte, quand on exige de l’amour qu’il garde la même forme qu’au début. On voudrait que le feu reste feu, que la tendresse ne s’émousse pas, que le corps ne change pas. Mais l’amour n’est pas fait pour durer sous la même forme : il est intrinsèquement instable donc toujours en évolution.

    Ou bien, comme dans le monde vivant tout entier, s’il cesse d’évoluer, il commence son processus de mort. 

    Je crois que les amours meurent de n’avoir eu le droit, le courage, l’envie… d’évoluer. Et cela n’est peut être pas grave. Dans le règne du vivant aussi, la mort précède l’émergence de la vie. 

    Aimer, c’est accepter le mouvement. C’est accepter que l’amour d’hier n’ait plus la même intensité ni la même couleur que celui d’aujourd’hui, et qu’il reste vivant. Tu ressens que ton amour change ? Ce n’est pas un signe de déclin : c’est la preuve que la relation respire !

  • Le choix de ses partenaires

    Je voudrais parler ici de la manière dont les gens se choisissent lorsqu’ils débutent une relation romantique, intime ou amoureuse. Ce que je trouve fascinant, c’est qu’on s’imagine souvent que les relations « arrivent » toutes seules. En réalité, la manière dont on se choisit, en tant qu’amoureux ou partenaires de vie, dit beaucoup de nous. Bien souvent, ces rencontres sont intuitives, instinctives. Il n’y a pas toujours une réflexion consciente sur ce qui est en train de se jouer. Sur le besoin d’attachement qu’on est en train de nourrir. Sur les schémas relationnels que nous rejouons, plus ou moins à répétition.

    Et puis, il y a aussi cette manière dont on s’arrime à quelqu’un — pour durer, ou pas. La manière dont on continue à vivre ensemble, à faire relation. J’ai toujours trouvé intéressant de me poser régulièrement cette question : est-ce que, si on se rencontrait aujourd’hui, on se rechoisirait ?

    Dans More Than Two, qui explore les multiples facettes des relations plurielles et non exclusives, il y a un chapitre très éclairant sur les rencontres et le choix des partenaires. Les deux autrices y proposent une série de questions que j’ai traduites ci-dessous, et que je trouve coachantes. Elles sont très intéressantes au moment de débuter une relation, mais aussi pour interroger une relation existante. En les lisant, tu peux réfléchir à ton ou ta partenaire du moment, et en miroir, tu peux aussi les retourner vers toi : est-ce que mes partenaires me perçoivent comme cela ?

    L’importance du choix

    L’idée que nous ne choisissons pas nos relations est étonnamment répandue. Compatibilité, vision partagée, relations négociées mutuellement — tout cela semble secondaire face au fameux « coup de foudre ». Le langage courant est révélateur : on « tombe amoureux ». Beaucoup racontent qu’une histoire leur est « tombée dessus ». Quand on tombe amoureux, on est obligé de commencer une relation. Et une fois engagé, c’est l’amour qui est censé alimenter toute la relation. Tant qu’on est amoureux, on sera heureux. Beaucoup d’adultes croient encore à cela.

    Mais si on accepte cette idée, alors on risque de se retrouver dans des relations par défaut, et non par choix. On peut finir avec quelqu’un qui ne nous correspond pas vraiment, tout simplement parce qu’on n’a jamais pris le temps de se poser les bonnes questions.

    Je ne parle pas de compatibilité superficielle. Ce n’est pas une question de goûts musicaux ou de destinations de vacances. Je parle de questions profondes : notre rapport à la vie, au plaisir, à la relation. Des choses bien plus déterminantes dans une co-construction à long terme.

    Choisir est une compétence

    Oui, choisir un partenaire est une compétence et cela s’apprend. Cela commence par reconnaître que nous avons du pouvoir dans nos choix. Même si la liberté n’est jamais absolue, nous pouvons agir sur les liens que nous construisons.

    L’amour seul ne suffit pas à garantir une relation saine. Une relation de qualité se cultive — mais elle commence par un bon terrain. 

    Connaître ses « non négociables »

    Une partie essentielle de cette compétence consiste à connaître nos points rédhibitoires : ce qui ferait d’un partenaire un très mauvais choix pour nous.  L’incompatibilité sexuelle en est un fréquent ; l’abus de drogues ou d’alcool, un autre. L’histoire de violence avec des ex-partenaires en est un aussi. Mais d’autres signaux sont plus subtils.

    Quand on choisit un partenaire, il y a parfois une étrange zone floue : la personne ne déclenche aucun signal d’alerte, mais on ne ressent pas non plus un réel enthousiasme. Si nos choix se basent uniquement sur l’absence de “red flags”, on peut foncer dans une relation sans vraiment se demander si la personne a les qualités que nous souhaitons chez un partenaire.

    Le principe du « Carrément oui ! »

    Une bonne règle en matière de choix de partenaire, c’est “Carrément oui !” ou “non”. Cette règle, formulée par l’écrivain Mark Manson, part de l’idée qu’il est absurde d’investir du temps et de l’énergie romantique dans quelqu’un pour qui on ne ressent pas un “Putain oui !” enthousiaste. Si la simple idée de sortir avec quelqu’un ne te fait pas vibrer, alors c’est non. Il n’y a pas de place pour l’ambivalence en amour.

    D’ailleurs, cette règle s’applique aussi au consentement sexuel. Tout ce qui n’est pas un oui franc est un non. Un oui timide, un silence, une hésitation… ne sont pas des consentements valables. Alors pourquoi ne pas appliquer le même principe au fait de se lancer dans une relation romantique ?

    Tu peux tout simplement appliquer le même principe à l’engagement dans des relations romantiques. Si ce n’est pas un oui franc et clair que tu sens à l’intérieur de ton cœur, alors pose-toi quelques questions supplémentaires ! dans quelle histoire es-tu en train de t’embarquer ?

    Des questions puissantes à se poser

    Je préfère me demander ce que cette personne apporte à ma vie, plutôt que de traquer ses défauts. Voici les questions proposées dans More Than Two, que je trouve précieuses :

    • Cette personne possède-t-elle une forme de sagesse que je trouve attirante ?
    • A-t-elle fait quelque chose qui montre que, face à une décision difficile, elle choisira la voie du courage ?
    • A-t-elle montré, face à une peur ou une insécurité personnelle, qu’elle s’engage à les affronter avec honnêteté, et à faire l’effort de les comprendre et de les dépasser ?
    • Fait-elle preuve de curiosité et de rigueur intellectuelle ? Montre-t-elle de l’envie de grandir ?
    • A-t-elle abordé ses anciennes relations, y compris celles qui ont échoué, avec dignité et compassion ?
    • Est-ce une personne joyeuse ? Valorise-t-elle le bonheur personnel ? Me fait-elle ressentir de la joie ?
    • Montre-t-elle un engagement continu dans la connaissance et la conscience d’elle-même ?
    • Valorise-t-elle l’autodétermination pour chaque partenaire de la relation ?
    • Aborde-t-elle les choses avec énergie et enthousiasme ? Est-elle engagée dans le monde ?
    • Fait-elle preuve d’intégrité personnelle ?
    • Est-elle ouverte, honnête, curieuse et enthousiaste sur le plan sexuel ?
    • Communique-t-elle de manière transparente, même quand c’est inconfortable ?
    • Cette personne laisse-t-elle les cercles sociaux qu’elle fréquente en meilleur état qu’elle ne les a trouvés ?

    Un autre indicateur : comment elle parle de ses ex ?

    Un détail révélateur : comment cette personne parle-t-elle de ses ex ? Sont-ils tous des monstres ? Chaque histoire est-elle un conte tragique où l’ex joue le Grand Méchant Loup ? Cela peut signifier que, si tu te mets en relation avec elle, tu auras le rôle principal dans la prochaine tragédie. À l’inverse, une personne qui entretient des relations cordiales avec ses anciens partenaires en dit long.

    Observe aussi ses relations actuelles, s’il y en a. Sont-elles stables et sereines ou chaotiques et colériques ? Apprécies-tu la manière dont elle traite ses partenaires actuels ? Parle-t-elle d’eux avec respect et bienveillance ? Si oui, il y a de fortes chances qu’elle te traite de la même manière.

  • Se défouler soulage-t-il vraiment la colère ? Ce que révèle la recherche

    Article traduit de Michael Alan Kolb du blog Radical Honesty
    https://www.radicalhonesty.com/rh-blog/2025/05/26/does-venting-anger-really-help-michael-alan-kolb

    1. L’hypothèse de la catharsis

    L’une des idées les plus persistantes de la psychologie populaire est la croyance selon laquelle « exprimer » sa colère (crier dans un oreiller, frapper dans un sac, hurler dans la voiture) apporte un soulagement émotionnel et prévient des explosions plus graves par la suite. Cette notion découle de « l’hypothèse de la catharsis », qui suggère que libérer sa colère de manière extérieure et expressive est non seulement sain, mais nécessaire.

    Mais cette théorie résiste-t-elle vraiment à l’examen scientifique ?
    Explorons ce que (certaines) recherches en disent.

    Les origines de l’hypothèse de la catharsis

    Le mot « catharsis » vient du grec ancien katharsis, qui signifie « purification » ou « nettoyage ». Aristote croyait que regarder des tragédies permettait aux spectateurs de purger leurs émotions négatives.

    À la fin du XIXe siècle, Sigmund Freud et Josef Breuer ont développé « l’hypothèse de la catharsis », postulant un modèle hydraulique de la colère, selon lequel la colère s’accumule comme une pression hydraulique jusqu’à ce qu’elle soit relâchée. Ils pensaient que nous avions besoin d’un mécanisme de décompression (l’extériorisation), sans quoi elle exploserait sous forme de crise destructrice.

    À première vue, cela semble logique et colle bien à notre vécu quotidien. Pensez à toutes les injustices réprimées au cours d’une journée stressante au travail, qui explosent ensuite en crise de rage au volant sur le chemin du retour.

    Cette conception de la colère comme une « pression accumulée » est devenue si répandue dans les premières pratiques thérapeutiques qu’elle a fini par pénétrer la culture populaire et notre manière de penser et de parler de la colère (des expressions comme « laisser sortir », « faire redescendre la pression », ou même « vider son sac »).

    Cependant, dès que cette idée — selon laquelle « laisser sortir un peu de vapeur de temps en temps » est une bonne façon de gérer la pression — s’est installée, elle n’a pas vraiment passé l’épreuve des faits. La métaphore des émotions comme vapeur dans une cocotte-minute est intuitive, mais ne représente pas avec précision le fonctionnement de la colère, et elle pourrait même nous induire en erreur sur la meilleure façon de la gérer.

    Voyons ce que certaines études révèlent.

    2. L’étude du sac de frappe

    L’une des études les plus souvent citées pour contester l’hypothèse de la catharsis a été menée par le psychologue social Brad Bushman et ses collègues en 1999.

    Dans cette étude, des étudiants universitaires ont été rendus délibérément en colère en voyant leur travail critiqué. Ensuite, ils ont été répartis dans l’un des trois groupes suivants :

    1. Frapper un sac de frappe tout en ruminant à propos de la personne qui les avait critiqués (condition « catharsis » ou « vidage »),
    2. Frapper un sac de frappe pour faire de l’exercice, sans penser à la personne (condition « distraction »),
    3. Rester assis calmement sans rien faire (groupe témoin).

    Les résultats ont été inattendus.

    Les participants du groupe « catharsis » (ceux qui tapaient tout en ruminant) se sont sentis plus en colère par la suite et ont été plus enclins à adopter des comportements agressifs, par exemple en actionnant une corne extrêmement bruyante contre la personne qui les avait critiqués, par vengeance.

    Bushman a conclu que vider sa colère ne purge pas l’agressivité, mais au contraire la renforce. Il a écrit, quelques années plus tard, que :

    « Se défouler pour réduire sa colère, c’est comme utiliser de l’essence pour éteindre un feu – cela ne fait que nourrir les flammes… En alimentant les pensées et sentiments agressifs, le défoulement augmente également les comportements agressifs. »

    3. L’étude sur le défoulement en ligne

    Cela ne surprendra probablement personne d’apprendre que se défouler sur Internet ne rend pas les gens plus calmes, mais bien plus en colère.

    Dans une série d’études intitulées « Anger on the Internet: The Perceived Value of Rant-Sites », Ryan C. Martin et ses collègues (2013) ont examiné les effets émotionnels de la participation à des sites de défoulement en ligne.

    L’étude a interrogé des utilisateurs et constaté que, bien que les participants aient rapporté se sentir plus détendus immédiatement après avoir posté un coup de gueule, ils avaient aussi tendance à ressentir un niveau global de colère plus élevé et à exprimer cette colère avec par exemple davantage de crises émotionnelles.

    Autant pour ceux qui écrivent que pour ceux qui lisent ces décharges de colère, l’impact sur l’humeur était négatif.

    Le message commence à devenir clair : le défoulement procure un soulagement à court terme (du moins pour celui qui se défoule), mais à long terme, il est nocif pour tout le monde.

    4. Pourquoi le défoulement se retourne souvent contre nous

    Voici quelques raisons pour lesquelles se défouler peut intensifier la colère, plutôt que de la soulager :

    1. Ruminations : Le défoulement implique souvent de ressasser la cause de la colère (comme dans l’étude du sac de frappe), ce qui peut prolonger et intensifier l’état émotionnel en renforçant les circuits neuronaux négatifs.
    2. Renforcement : En raison de la montée hormonale (adrénaline, cortisol, dopamine…), les accès expressifs de colère peuvent procurer une sensation euphorisante, ce qui renforce les comportements agressifs comme réponse habituelle.
    3. Absence de résolution : Se défouler ne mène pas nécessairement à une résolution du problème, à de la réflexion ou à une compréhension, qui — comme nous allons le voir — sont essentielles pour dépasser la colère.

    À ce stade, le bilan en faveur du défoulement semble bien sombre. Mais avant de jeter l’idée à la poubelle, examinons les nuances.

    5. L’expression brute vs le traitement émotionnel

    Dans leur livre Expressing Emotion: Myths, Realities, and Therapeutic Strategies (1999), les psychologues Eileen Kennedy-Moore et Jeanne C. Watson font une distinction entre l’expression brute des émotions et le traitement émotionnel thérapeutique.

    Elles soutiennent que si exprimer une émotion peut être utile, cela ne l’est que lorsqu’il s’inscrit dans une démarche de compréhension et d’intégration cognitive. Se défouler sans réflexion ni compréhension ne réduit pas la détresse émotionnelle — cela peut même l’aggraver (comme l’a montré Bushman).

    Selon leurs recherches, l’expression émotionnelle devient bénéfique lorsqu’elle fait partie d’une stratégie plus large incluant la conscience de soi, l’empathie et un changement de perspective. C’est la création de sens, et non l’explosion émotionnelle, qui facilite la guérison.

    Quelques exemples :

    • Après une dispute avec ton·ta partenaire, tu écris dans ton journal et tu prends conscience d’une peur plus profonde d’abandon (prise de conscience de soi).
    • Tu te plains à une amie, mais au lieu de valider ta posture de victime, elle t’aide à changer de perspective.
    • En thérapie, tu explores une colère refoulée envers tes parents, et tu découvres qu’elle masque du chagrin et de la douleur.

    Dans chaque cas, il y a une prise de conscience nouvelle ou un changement de regard, ce qui facilite le traitement de l’expérience émotionnelle.

    En revanche, si le défoulement se fait dans un cadre qui n’amène aucun nouvel éclairage — comme crier sans réfléchir — il tend à renforcer la souffrance émotionnelle plutôt qu’à la soulager.

    6. Parler de sa journée pourrie à un ami peut être utile, à condition que ce soit bien fait !

    Comme le suggèrent Kennedy-Moore et Watson, parler de sa journée pourrie à un ami peut être utile — à condition que ce soit bien fait.

    Des recherches sur les adolescents montrent que la co-rumination — un processus où des amis ressassent excessivement leurs problèmes ensemble — peut en réalité accroître la détresse émotionnelle et renforcer les sentiments négatifs (Rose, 2002).

    Si se confier à un ami revient à répéter sans fin les plaintes sans chercher à comprendre ou à résoudre, cela peut avoir les mêmes effets néfastes, voire pires, que de se défouler seul.

    À l’inverse, des conversations émotionnellement soutenantes — où un ami écoute avec empathie et t’aide à réfléchir ou à reformuler — peuvent être bénéfiques.

    La clé, c’est de savoir si le défoulement conduit à de la clarté, de la validation et des pistes constructives, ou s’il alimente l’indignation et renforce une posture de victime.

    7. Reformuler une situation plutôt que de vouloir se débarrasser de la colère

    Maintenant que l’on sait que la réflexion, la prise de recul et la reformulation sont des éléments clés, voyons comment les mettre en œuvre efficacement.

    Contrairement au défoulement, qui vise à « se débarrasser » de la colère, la relecture cognitive (ou cognitive reappraisal) est une technique qui s’attaque à la source du malaise émotionnel en modifiant la façon dont on interprète une situation. C’est l’une des stratégies de régulation émotionnelle les plus efficaces identifiées par la littérature psychologique.

    Cela consiste à reformuler une situation pour changer la manière dont on la ressent. Plutôt que de se focaliser sur une injustice ou une blessure personnelle, la relecture cognitive t’encourage à envisager d’autres points de vue ou à « vérifier ton histoire mentale ».

    Quelques exemples :

    • Coincée dans les embouteillages et envie d’arracher tes cheveux ?
      → « Parfait, je vais en profiter pour écouter ce podcast que je repousse depuis des semaines. »
    • Une collègue critique ta proposition ?
      → « Elle était sûrement stressée. Je vais en reparler avec elle plus tard. »
    •  Un ami oublie ton anniversaire ?
      → « Est-ce vraiment si important après tout ? Je sais que je peux compter sur lui et qu’il tient à moi. »
    • Ton/ta partenaire met des heures à répondre à ton message ?
      → « Il ou elle est probablement occupé. Ce n’est pas qu’il/elle m’ignore. »

    La relecture cognitive ne doit pas être confondue avec la pensée positive forcée ou l’évitement spirituel. Il ne s’agit pas de nier ou d’étouffer ses émotions, mais de travailler avec elles, en transformant la colère en prise de conscience et en croissance.

    C’est un processus qui demande de mieux comprendre ce qui se passe en nous et de choisir consciemment de reformuler le sens que notre esprit attribue automatiquement aux événements.

     8. Et les personnes qui ne se mettent jamais en colère ?

    Dans certaines approches, on encourage parfois les participant·es à « dire plus fort ce qu’ils pensent », autrement dit à intensifier l’émotion ou à faire monter la colère. En général, cette suggestion s’adresse aux personnes qui ont l’habitude de réprimer leur colère, parfois depuis des années, et qui ont du mal à l’identifier ou à y accéder.

    Pour ces personnes, dans certaines situations et dans un cadre approprié, des accès de colère peuvent être utiles — comme première étape pour reconnaître, accéder et canaliser cette émotion de façon constructive.

    En revanche, les personnes déjà à l’aise avec l’expression de leur colère ont plutôt intérêt à apprendre à canaliser les réactions impulsives en s’appuyant sur d’autres stratégies telles que :

    • l’expression assertive des besoins et des limites,
    • l’écoute des sensations corporelles,
    • la méditation,
    • l’écriture,
    • la relecture cognitive, etc.

    Conclusion

    Aucune étude ne montre que le fait de se défouler par des explosions agressives soulage réellement la colère. En fait, cela fait souvent l’effet inverse en renforcant l’hostilité et en augmentant les risques de futures crises. Même si le shoot d’adrénaline ou de dopamine peut sembler agréable sur le moment, le défoulement se retourne souvent contre nous à long terme — sur le plan émotionnel comme social.

    Cependant, l’expression émotionnelle peut faire partie de la solution, à condition qu’elle soit accompagnée de prises de conscience et d’un changement de perspective. Pour les personnes qui ont du mal à exprimer leurs émotions, se défouler peut représenter une première étape importante pour traiter une colère longtemps réprimée.

    L’important, c’est comment on le fait et dans quel contexte. On veut passer de l’explosion brute et inconsciente à un traitement émotionnel lucide et évolutif.

    La colère en elle-même n’est pas un problème.

    Mais culturellement parlant, nous avons un gros problème avec la manière dont nous la percevons, comprenons et exprimons.

    La façon dont nous choisissons de gérer la colère, lorsqu’elle surgit, détermine en grande partie si elle deviendra une force destructrice ou créative dans nos vies.

  • Se mentir à soi ou mentir à l’autre : éthique du lien et mensonges subtils

    Tu as déjà menti, moi aussi. On dit parfois que c’était « pour protéger l’autre », « pour ne pas faire de mal », ou simplement parce que « c’était plus simple comme ça ». Et pourtant… au fond, quelque chose en nous grince. Et si ce petit mensonge, même bien intentionné, était le début d’un malentendu beaucoup plus profond ?

    Dans ma pratique de d’accompagnant des couples ouverts ou “libres”, des triades, des polycules, je reviens souvent à cette question : peut-on aimer sans jamais mentir ? Et surtout, faut-il absolument tout se dire ?

    Le fantasme de la transparence

    Dans le monde du polyamour et de la non-monogamie consensuelle, on croit souvent qu’il faut tout dire et tout montrer, comme si l’amour mature, c’était une transparence totale, sans zones d’ombre. Mais comme le dit joliment Charles Pépin dans son podcast, « il faudrait une journée entière pour raconter toute sa journée ». C’est impossible. On est toujours partiel, toujours un peu incomplet dans ce qu’on transmet. Parfois, on omet, on enjolive, on joue un rôle et on ment un peu.

    Et ce n’est pas forcément mal.

    L’art du « mentir-vrai »

    Pépin parle d’un concept que je trouve magnifique : le mentir-vrai. Ce n’est pas le mensonge qui manipule. C’est celui qui exprime quelque chose de plus profond, de plus humain, de plus subjectif que la simple vérité factuelle. Quand je dis « je vais bien » alors que je suis bouleversé, mais que je n’ai ni la place, ni la force de m’ouvrir là-dessus, est-ce vraiment un mensonge ? Ou est-ce une pudeur qui dit ma vulnérabilité autrement ?

    Dans les relations plurielles, on navigue souvent entre plusieurs niveaux de vérité : ce que je ressens, ce que je suis prêt à dire, ce que l’autre est prêt à entendre. Et ce que la relation peut contenir sans s’effondrer.

    Ne pas se mentir à soi-même

    Là où je place ma boussole, ce n’est pas sur le fait de dire toute la vérité à tout le monde. C’est : est-ce que je me mens à moi-même ? Est-ce que je joue un rôle qui m’éloigne de qui je suis ? Est-ce que je simplifie ce que je ressens pour rentrer dans un moule — de partenaire rassurant, de personne « safe », de figure idéale du polyamoureux éthique ?

    Quand je m’allonge sur le divan, comme le raconte Pépin, je me redresse intérieurement. Parce que j’ose voir mes contradictions. Et ça, c’est un préalable indispensable à toute relation qui se veut honnête. L’honnêteté radicale commence par l’intérieur.

    Respecter l’autre, même quand on tait des choses

    Un autre axe fondamental : le respect. Je peux parfois taire une vérité. Mais est-ce que je le fais en me prenant pour Dieu, en pensant savoir ce qui est bon pour l’autre à sa place ? Ou est-ce que je le fais parce que je sens, dans l’instant, que ce n’est ni le moment, ni le lieu, et que je ne veux pas lui imposer ma tempête ?

    Un bon mensonge — s’il en existe — est peut-être celui qui respecte l’autonomie de l’autre. Un mauvais, c’est celui qui l’utilise comme un moyen pour s’éviter soi-même.

    Deux boussoles dans le flou

    Dans un monde où la morale ne suffit pas — trop rigide, trop catégorique —, je propose, comme Pépin, deux boussoles pour les relations :

    1. Est-ce que je respecte l’autre dans ce que je dis ou ne dis pas ?
    2. Est-ce que je suis honnête avec moi-même, ou suis-je en train de me planquer ?

    Entre ces deux pôles, il y a de la place pour l’erreur, pour le silence, pour les mots maladroits. Mais il y a aussi de la place pour une éthique vivante. Pas une morale de fer, mais une éthique du lien.

    En guise de mot de la fin

    Alors non, je ne prône pas une vérité nue, brutale, lancée comme un couperet. Et je ne diabolise pas le mensonge non plus. Ce que j’explore, dans mon métier, dans mes relations, dans mes propres contradictions, c’est un espace entre les deux : l’honnêteté incarnée. Celle qui ne cherche pas à dire tout, mais à dire vrai.

    Pas besoin de tout montrer pour mieux aimer ! 

  • Le jugement de Salomon : un mythe pour éclairer les tiraillements du polyamour

    Il y a des récits si puissants qu’ils traversent les siècles pour venir éclairer nos vies les plus intimes. Le jugement de Salomon, que l’on connaît souvent de nom sans toujours s’en souvenir précisément, est de ceux-là. Il raconte l’histoire de deux femmes qui se disputent un même enfant. L’une a perdu le sien, l’autre est la mère véritable. Toutes deux clament leur vérité, et le roi Salomon, confronté à l’impossibilité de trancher, propose de partager l’enfant en deux. La vraie mère renonce aussitôt : elle préfère céder son enfant plutôt que de le voir mourir. Salomon reconnaît alors en elle l’amour authentique, et lui rend l’enfant.

    On connaît la suite. On salue la sagesse du roi, la force de l’amour maternel, la justice rendue par une épreuve apparemment cruelle. Mais on oublie que ce récit n’est pas seulement une parabole sur la maternité. Il parle aussi de possession, de rivalité, de renoncement, et d’un amour qui ne tire pas vers soi, mais qui relâche la corde pour laisser vivre l’autre.

    Et si cette histoire biblique était un miroir pour certains tiraillements que nous vivons dans les relations polyamoureuses ?

    L’enfant, c’est l’autre — celui ou celle qu’on aime

    Dans le polyamour, on parle souvent de relations en réseau, de dynamiques de constellation, de polycules. Mais quand la jalousie s’en mêle, quand les sentiments s’emmêlent, quand les besoins deviennent urgents et les insécurités grondent, on revient à quelque chose de très humain, très archaïque même : l’envie de posséder.

    Il peut arriver que deux personnes se retrouvent à vivre une forme de tension, parfois silencieuse, parfois ouverte, autour d’un même partenaire — qu’on appelle parfois le pivot. Chacun·e ressent une forme de légitimité. L’un était là avant. L’autre se sent plus en phase aujourd’hui. L’un se sent insécurisé par la nouveauté. L’autre revendique sa place. Et tous deux pourraient, d’une manière ou d’une autre, réclamer un plus : plus de temps, plus de priorités, plus d’amour visible.

    C’est là que le mythe de Salomon peut venir faire office de miroir.


    Le cercle de craie : tirer ou lâcher ?

    Dans une autre version du même mythe, popularisée par Bertolt Brecht dans Le Cercle de craie caucasien, le juge trace un cercle à la craie au sol. Il place l’enfant au milieu, et demande aux deux mères de tirer l’enfant vers elles. Celle qui lâche — pour ne pas le blesser — est reconnue comme la véritable.

    Il y a, dans cette scène, quelque chose d’essentiel à entendre pour nos vies à plusieurs.

    Quand une relation devient tendue à cause d’un triangle affectif, chacun tire un peu sur l’autre, consciemment ou non. Cela peut se manifester par des demandes explicites (« Je veux plus de soirées avec toi ») ou plus subtiles (« Je me sens mal quand tu parles de ton week-end avec elle »). Parfois, cela devient une forme de compétition sourde pour capter l’attention, la disponibilité, la centralité.

    Et parfois, l’amour véritable se manifeste précisément par le refus de tirer.

    Non pas dans un renoncement douloureux ou une posture sacrificielle, mais dans un geste d’amour adulte : reconnaître que l’autre n’est pas un bien, qu’aucun lien ne se défend par la pression, et que l’espace relationnel ne se conquiert pas, il se reçoit.


    Ne pas tirer, ce n’est pas perdre

    Ce qui rend ce mythe si inspirant pour les personnes en polyamour, c’est qu’il ne dit pas : « Le plus fort gagne ».
    Il dit : celui qui aime vraiment choisit de ne pas blesser, quitte à renoncer temporairement à ce qu’il croit être son dû.

    Et ce renoncement est fécond. Dans l’histoire, c’est lui qui révèle la justesse du lien. C’est lui qui permet au juge de dire : « C’est toi, la mère. » Dans nos vies amoureuses, il arrive que celui ou celle qui cesse de revendiquer, de comparer, de revendiquer son « tour », devienne — précisément — celui ou celle que l’on aime plus encore, pour sa liberté offerte.

    Loin d’être une stratégie, c’est un mouvement intérieur d’amour véritable, qui ne cherche pas à gagner, mais à préserver.


    Les limites du mythe : l’amour n’est pas une épreuve

    Attention toutefois à ne pas idolâtrer ce renoncement. Le polyamour ne se vit pas dans un concours de noblesse où chacun·e devrait s’effacer pour mériter sa place. Le danger serait de faire du « laisser-faire » une posture morale qui finit par vous vider de vous-même.

    Le renoncement n’est juste que s’il est choisi librement, non imposé par l’autre, ni exigé par une dynamique asymétrique. Il n’est pas une punition, ni un test. Il est une capacité intérieure à aimer sans posséder, à faire confiance, à se relier autrement que par la rivalité.

    Et parfois, il est juste de dire : « Je ne veux pas tirer. Mais je veux exister. »


    Une sagesse ancienne pour des amours modernes

    Le mythe de Salomon nous parle d’une époque où les enfants étaient parfois des enjeux de pouvoir, de possession, de survie. Mais dans nos relations d’aujourd’hui, nous sommes parfois ces enfants, tirés dans des directions contraires. Nous sommes aussi ceux qui tirent. Et parfois, ceux qui lâchent.

    Dans un monde polyamoureux, où tout est à inventer, ce vieux récit biblique nous rappelle une chose simple : l’amour véritable ne cherche pas à vaincre, il cherche à relier sans abîmer.

    Et c’est souvent là que se trouve la sagesse — dans le courage de ne pas tirer.


  • La dépendance affective : entre amour et oubli de soi

    Jonathan Livingston le goéland avait compris que l’ennui, la peur et la colère sont les raisons pour lesquelles la vie des goélands est si brève. Et comme s’ils les avait chassé de ses pensées, il vivait pleinement une existence prolongée et belle

    Il arrive qu’on confonde l’amour avec une urgence. Une attente tendue vers l’autre, pleine d’espoir, de crainte, de calculs silencieux. Ce n’est pas de la manipulation, ce n’est même pas conscient. C’est une manière d’être au monde qui s’est formée très tôt, quand le besoin d’être aimé a pris toute la place, jusqu’à faire de l’autre une condition de survie.

    La dépendance affective ne se manifeste pas uniquement par des scènes de jalousie ou des demandes explicites. Elle se glisse dans les gestes, les silences, les efforts incessants pour rester aimable, disponible, irréprochable. Elle s’exprime dans cette peur vague, mais tenace, qu’un éloignement vienne confirmer une intuition douloureuse : celle de ne pas être suffisant.

    Ce qui rend cette dynamique difficile à débusquer, c’est qu’elle ressemble souvent à de l’amour. On se dit qu’on tient à l’autre, qu’on veut son bien, qu’on est simplement très sensible, très investi, très amoureux. Mais il arrive que l’intensité que l’on ressent soit en réalité le signe d’un déséquilibre. L’intensité, ici, ne vient pas de la rencontre, mais de la tension intérieure. Une tension ancienne, alimentée par l’angoisse de ne pas compter, de ne pas exister assez aux yeux de l’autre.

    Dans les relations affectives — qu’elles soient exclusives ou multiples — cette tension peut devenir structurelle. Elle produit des comportements d’adaptation : on anticipe les besoins de l’autre, on évite les conflits, on se rend indispensable. On donne beaucoup, parfois trop. Mais cet excès de don n’est pas gratuit. Il est chargé d’une attente implicite : celle d’être reconnu, choisi, sécurisé.

    Le plus grand piège de la dépendance affective, c’est qu’elle repose sur une confusion fondatrice : celle de croire que l’amour va réparer ce qui a été blessé, ou combler ce qui a manqué. On attend de la relation qu’elle vienne nous rassurer définitivement, nous rendre enfin complets. Or aucun lien ne peut durablement tenir cette promesse, aussi sincère soit-il.

    C’est ici que le mythe de la “moitié” fait des ravages. L’idée que chacun serait un fragment en quête de sa complétude pousse à chercher dans l’autre ce qu’on ne parvient pas à habiter en soi. L’autre devient un pilier, un centre, un refuge. Et dès qu’il s’éloigne ou se détourne, tout s’effondre. Ce n’est pas de l’amour, c’est de la dépendance. Et cette dépendance, même silencieuse, même polie, finit par faire mal — à soi, et à l’autre.

    Travailler sur la dépendance affective ne consiste pas à renoncer au lien, mais à retrouver une forme de verticalité. Il ne s’agit pas de devenir invulnérable, mais de se sentir à nouveau capable d’exister par soi-même, même en lien. C’est un déplacement lent, profond, qui permet de faire retour à soi sans se fermer aux autres. Une manière d’habiter la relation sans s’y dissoudre.

    Ce retour à soi implique de reconnaître les zones sensibles, celles qui ont besoin d’être vues, rassurées, contenues. Il ne s’agit pas de les juger, ni de les effacer, mais de ne plus les laisser dicter la dynamique relationnelle. À partir de là, un autre rapport devient possible. Un lien qui n’est plus traversé par la peur de perdre, mais par le désir d’être en présence. Un lien qui repose sur un choix, pas sur un besoin.

    Dans les relations polyamoureuses, où les configurations affectives peuvent être multiples et mouvantes, cette conscience est d’autant plus précieuse. Elle permet de différencier l’amour de l’attachement insécure. Elle invite à clarifier ce que l’on attend d’une relation, ce que l’on souhaite y offrir, et ce que l’on choisit de nourrir. Non plus dans l’attente d’une sécurité absolue, mais dans la recherche d’une vérité partagée.

    Sortir de la dépendance affective ne veut pas dire se détacher de tout. Cela veut dire redevenir un sujet, capable de relation, mais aussi capable de solitude, d’auto-réconfort, de discernement. C’est un chemin de maturation affective, qui ne s’oppose pas à l’amour, mais qui en est peut-être la condition.

  • Nos meilleures lectures !

    Sexpowerment : le sexe libère la femme (et l’homme)

    de Camille Emmanuelle.

    Un livre intelligent, drôle, profond et un témoignage puissant !

    Le sommaire vaut le détour !