Auteur/autrice : Aliocha

  • Les cinq visages grecs de l’amour

    Caléidoscope

    Une carte pour explorer les multiples facettes du lien

    L’amour n’est pas un bloc. Il est multiple, mouvant, changeant comme un kaléidoscope où chaque forme contient aussi les autres formes.

    Chaque fois que nous aimons, ce sont plusieurs expressions de l’amour qui s’entrelacent : désir, tendresse, don à l’autre, amitié, amour de soi, soutien inconditionnel…

    Les Grecs anciens, dans leur immense finesse du langage, avaient trouvé des mots pour nommer ces nuances. J’en ai retenu cinq qui dessinent une carte vivante, où chaque dimension de l’amour contient déjà les autres, comme des structures fractales : Éros, Philia, Storgé, Agapè et Philautia.

    Éros – L’amour qui désire / Ἔρως

    Éros, c’est le souffle vital. Celui qui attire, qui met en mouvement, qui fait vibrer le corps et l’âme. C’est l’élan vers l’autre, la pulsation de vie qui nous pousse à sortir de nous-mêmes pour rencontrer. 

    Bien sûr l’étymologie nous suggère l’amour des corps, l’attraction physique, chimique, inexplicable et insatiable.

    Dans une relation saine, Éros apporte la vitalité, l’énergie, la curiosité de l’autre, la créativité du lien. Il nous fait sentir vivants, ouverts.

    Quand Éros manque, la relation s’éteint : elle perd son feu, devient tiède ou purement fonctionnelle. (on maintient le couple pour la coparentalité par exemple)

    Quand il déborde, Éros se transforme en possession, en frénésie, en besoin de fusion. On veut l’autre pour se remplir soi-même, et la passion se fait dévorante.

    Éros est précieux parce qu’il est sauvage : il s’agit de le laisser vivre, sans le laisser régner.

    Philia – L’amour qui relie / Φιλία

    Philia, c’est la tendresse amicale, la confiance du compagnon de route. C’est l’amour du partage, de la complicité, de la joie tranquille d’être ensemble.

    Philia construit dans la durée : elle transforme la rencontre en relation, le feu en braise.

    Dans une relation saine, Philia donne la sécurité du lien, la fidélité, la coopération. On s’y sent chez soi sans se perdre. C’est très rassurant.

    Quand Philia manque, la solitude est violente, même à deux. Le lien est instable, méfiant, ou froid.

    Quand elle est en excès, Philia s’alourdit en conformisme : la routine, la dépendance affective, la peur du changement.

    Aimer comme un ami, c’est rester libre tout en demeurant loyal.

    Storgé – L’amour qui prend soin / Στοργή

    Storgé, c’est l’attachement tendre, celui qu’on retrouve dans la douceur des gestes quotidiens. C’est l’amour du familier, de la continuité, du soin. Il relie la mère à l’enfant, l’ami à l’ami de longue date, les êtres qui se sont apprivoisés.

    Dans une relation saine, Storgé offre l’enracinement : la sécurité de pouvoir compter l’un sur l’autre. C’est la base affective sur laquelle les autres amours peuvent se déployer.

    Quand Storgé manque, la relation flotte : on s’y sent toujours un peu en danger, jamais complètement accueilli.

    Et quand il devient excessif, il étouffe. On confond soin et contrôle, proximité et possession. L’autre n’a plus qu’une envie, c’est de s’échapper.

    Storgé nous rappelle qu’aimer, c’est protéger sans retenir.

    Agapè – L’amour qui offre / Ἀγάπη

    Agapè, c’est l’amour gratuit, celui qui ne demande rien. C’est le mouvement du cœur qui donne pour la beauté du don. Dans une relation, Agapè nous ouvre à la bienveillance, à la compassion, à la gratitude. Il permet d’aimer l’autre pour ce qu’il est, pas pour ce qu’il nous apporte. Il tend vers l’amour universel.

    Quand Agapè manque, l’amour est un calcul : il devient contrat, marchandage ou stratégie individuelle.

    Et quand il se dérègle, il se fait sacrifice en se victimisant. On s’oublie soi-même au nom d’un idéal de pureté ou d’altruisme.

    L’amour véritable n’exclut pas le discernement : Agapè ne nie pas le moi, il l’inclut et le transcende.

    Philautia – L’amour qui se connaît / Φιλαυτία

    Philautia, c’est l’amour de soi, celui qui nous permet de nous accueillir tels que nous sommes. Les Grecs distinguaient déjà deux formes : l’une noble, fondée sur la conscience de sa valeur ; l’autre déformée, tournée vers l’orgueil et la vanité.

    Dans une relation, Philautia est le socle invisible de toute sécurité intérieure. Sans elle, on attend de l’autre qu’il nous répare, qu’il comble nos manques. La confiance que l’on peut porter en l’autre dans la relation est directement liée à la confiance que l’on s’accorde soi. Celle-ci est à peu près égale à l’amour que l’on a pour soi.

    Quand Philautia fait défaut, l’amour devient dépendance. On se perd dans l’autre ou on se juge indigne d’être aimé. Ce qui donne lieu à de beaux jeux psychologiques masochistes. 

    Et quand elle devient excessive, elle tourne à l’égocentrisme : on se referme sur son propre miroir.

    Aimer l’autre passe par apprendre à s’aimer soi-même, sans aller jusqu’à l’arrogance ni se cacher derrière la honte.

    Une carte pour naviguer

    Ces cinq formes d’amour ne sont pas des cases séparées, mais des strates de la relation amoureuse, elles se combinent, se rééquilibrent, se répondent. Cette carte pourrait ainsi prendre la forme d’un pentagone où chaque sommet serait l’un de ces mots. Un peu comme on l’a exploré dans l’article sur la vision de Francis Wolff qui détermine l’amour comme l’intérieur d’un triangle dont les sommets sont la passion, le désir et l’amitié !

    Un couple peut vivre une forte dimension d’Éros et de Philia, mais manquer de Storgé. Ou rayonner d’Agapè, mais s’oublier faute de Philautia.

    Regarder son lien à travers cette carte, c’est comme tourner un kaléidoscope : à chaque mouvement, les couleurs se redistribuent, et la beauté change de forme.L’amour n’est pas un état stable, c’est un champ de forces vivantes. L’explorer, c’est apprendre à reconnaître ce qui circule entre nous : le feu d’Éros, la confiance de Philia, la douceur de Storgé, la lumière d’Agapè et le centre paisible de Philautia.

  • Qu’est-ce qui distingue l’amour et l’amitié ?

    Amour et amitié

    Depuis toujours, j’ai du mal à comprendre où s’arrête l’amitié et où commence l’amour.

    Pas par romantisme, mais par structure cognitive. Cela tient à ma manière de voir le monde. Pour moi, ces catégories sont des conventions sociales floues, pleines de codes implicites que je ne perçois pas toujours. Je suis autiste Asperger.

    Je me suis souvent trompé de “registre”, comme on dit. Des personnes que je croyais amies attendaient autre chose. D’autres, que je croyais amoureuses, ne faisaient que m’aimer “bien”. Ces malentendus ont parfois laissé des traces, mais ils m’ont surtout appris une chose : les mots amour et amitié ne désignent pas des territoires fixes, mais des zones poreuses de notre lien à l’autre.

    Comme le rapport aux nuances sociales est un énorme défi pour moi, je cherche la clarté là où les autres fonctionnent à l’évidence. Je veux comprendre ce qui, dans la relation, change tout — sans qu’on le dise. Voilà pourquoi cette épineuse question me passionne : qu’est-ce qui distingue vraiment l’amour de l’amitié ?

    Est-ce le corps, le désir, la promesse ? Ou simplement la peur de perdre ?

    Charles Pépin a consacré un épisode de podcast à cette question, en convoquant Aristote, Agamben et les Grecs anciens. J’y ai trouvé une manière d’éclairer ce flou !

    C’est ce chemin que j’ai envie de partager ici.

    Amour ? Amitié ?

    Voilà deux mots qui, à première vue, désignent des relations bien distinctes dans nos vies sociales. Pourtant chaque fois que j’ai ouvert la discussion avec des proches, j’ai été saisi par la difficulté de définir précisément la frontière et la distinction entre les deux. 

    Dans le vécu des relations, il y a cette zone floue où un regard, un geste, un attachement, peuvent nous faire basculer d’un registre à l’autre sans prévenir.

    On dit parfois de la personne qu’on aime qu’elle est aussi notre amie. Et de son ami, qu’il aurait pu être un amour. Dans notre langage amour et amitié se mélangent allègrement.

    Charles Pépin a consacré un podcast entier à ce sujet, en partant d’une question simple : qu’est-ce qui sépare vraiment l’amour de l’amitié ? Une question plus vertigineuse qu’il n’y paraît. Car dès qu’on creuse un peu, les frontières se brouillent.

    Aristote : l’ami, celui qui nous rend meilleurs

    Aristote disait qu’un ami, c’est quelqu’un qui nous rend meilleurs. Quelqu’un qui nous écoute, bien sûr, ou nous soutient, mais surtout quelqu’un qui réveille en nous des ressources que nous ne soupçonnions pas.

    Nous portons tous des ressources dormantes, des élans qui n’attendent qu’une rencontre pour s’éveiller. L’amitié, dans cette perspective, crée des kairos : des occasions de grandir.

    Ce n’est pas l’ami lui-même qui nous change, mais la relation qui nous lie à lui. Elle nous pousse à agir, à réfléchir, à nous élever. Elle ne nous caresse pas dans le sens du poil, parfois elle peut même nous confronter.

    J’aime cette idée : une amitié qui stimule autant qu’elle apaise, qui crée du mouvement intérieur. Et je ne vois pas pourquoi cette définition ne s’appliquerait pas aussi à l’amour. Aimer, c’est aussi se découvrir autrement, se surprendre, se laisser inspirer par l’autre.

    Peut-être que la différence entre amour et amitié ne se situe pas là, mais plutôt dans l’intensité du feu plutôt que dans la nature du lien.

    L’ami, celui qui rend la vie plus douce

    Le philosophe Giorgio Agamben apporte une nuance précieuse à Aristote. Il dit que l’ami n’est pas seulement celui qui nous rend meilleurs : il est celui qui rend la vie plus douce.

    Une simple présence, et tout devient plus supportable. L’ami n’est pas rival, il apporte juste une tendresse qui apaise, une proximité qui nous fait du bien.

    Un ami ne guérit pas nos blessures, il les rend habitables, il nous autorise à être nous même.

    Je me demande pourquoi l’amour ne parvient pas toujours à offrir cette douceur-là. Pourquoi il glisse si vite vers la peur, la jalousie, la tension. Peut-être parce qu’il expose trop, qu’il met à nu là où l’amitié enveloppe. On y revient plus loin.

    La sexualité ne suffit pas à les distinguer

    On pourrait dire que la différence entre amour et amitié, c’est la sexualité. C’est vrai, en surface seulement, parce qu’il existe aussi des amitiés où la sexualité s’invite, sans pour autant tout redéfinir. 

    Car la sexualité, chez l’être humain, n’est jamais qu’un prolongement d’autre chose : le manque.

    Dans l’amour, il y a cette expérience d’un vide que l’autre semble pouvoir combler. Ce sentiment de dépendance qui se réveille à la moindre absence, au moindre silence. Souvent dans l’amour, il y a ce besoin d’être rassuré, reconnu, désiré, comme si notre existence en dépendait.

    Aimer, c’est accepter de devenir vulnérable. L’amour réveille les blessures de l’enfance : le manque, l’abandon, le rejet. Il met à nu ce qui dort encore en nous : les zones d’insécurité, les attachements précoces, les mémoires d’un amour jamais tout à fait reçu.

    L’amitié, elle, ne réveille rien de tout cela. Elle repose sur une forme de confiance plus stable, moins conditionnelle. Elle ne s’enracine pas dans le manque, mais dans la présence.

    L’amour, lui, ouvre la plaie et la caresse en même temps. C’est ce paradoxe qui le rend si bouleversant, et si dangereux.

    Éros et Philia : deux visages d’un même amour

    Les Grecs distinguaient plusieurs formes d’amour :

    • Éros, l’amour passion, celui du feu, du désir, du manque, de la dépendance.
    • Philia, l’amour-complicité, celui du partage, de la tendresse, de la durée.
    • Agapè, l’amour universel, celui du prochain, que le christianisme transformera en charité.

    L’amour commence souvent par Éros : la tension, l’attirance, le vertige. Puis il devient Philia : une relation plus stable, un plaisir d’être ensemble, un espace de croissance partagée. Entre Éros et Philia, s’opère une métamorphose

    Pépin nous invite à imaginer une synthèse : un amour qui conserverait la flamme d’Éros tout en cultivant la tendresse de Philia. Un amour où l’autre reste un ami, un compagnon de route, un être auprès de qui je me sens grandir.

    C’est peut-être là le rêve secret de tout couple : que la passion devienne amitié sans perdre sa lumière.

    Aimer, c’est apprendre à apprivoiser la peur

    L’amour fragilise, parce qu’il réveille le souvenir du manque.

    L’amitié rassure, parce qu’elle repose sur la continuité.

    Peut-être que la voie de maturité consiste à unir ces deux dimensions : prendre le risque de la fragilité, grâce à la sécurité affective.

    La question n’est pas d’éliminer la peur, mais d’apprendre à aimer avec elle.

    Comment traverser le vertige du manque sans se perdre ? Comment transformer la dépendance en attachement sécure ?

    Pépin parle d’un « romantisme de la continuation ». Un romantisme qui ne s’épuise pas dans le drame, mais qui s’invente dans la durée. Aimer moins follement, mais plus profondément. Moins dans l’impatience, plus dans la présence.

    Je trouve cette idée magnifique : un amour qui reste vivant non parce qu’il s’enflamme, mais parce qu’il respire.

    Le rêve d’un amour amical

    Ce que Pépin appelle “le rêve d’un amour amitié”, c’est cette utopie d’un lien où le feu et la douceur cohabitent.

    Un amour qui nous fait grandir sans nous blesser.

    Un amour qui nous nourrit et nous rassure sans nous enfermer.

    Un amour qui nous rend vivants sans nous rendre dépendants.

    J’aime penser qu’une telle alchimie est possible. Cela demande un travail intérieur. Elle suppose d’avoir rencontré ses propres failles, d’avoir apprivoisé la peur de perdre, de s’être déjà tenu debout seul. Sans cela, l’amour devient une tentative désespérée de combler un vide que personne ne peut combler.

    Aimer comme un ami, c’est aimer depuis un lieu plein, pas depuis un manque. C’est aimer sans vouloir guérir, sans chercher à réparer, mais en souhaitant partager. C’est une autre forme de maturité : un amour conscient de ses ombres, qui les traverse et les apprivoise, et qui continue de se choisir chaque jour.

    Peut-être qu’un tel amour n’existe pas tout à fait. On peut voir cela comme une direction à suivre ? 

    L’amitié comme boussole dans l’amour

    Pépin termine son podcast avec une proposition simple et précieuse. Quand tu ne sais plus comment réagir dans ton couple — quand tu hésites entre colère, silence ou reproche — demande-toi : comment réagirait un ami ? Et si, à cet instant, je n’étais pas l’amoureux ou l’amoureuse, mais l’ami ?”

    Observe ce que cela change dans ta manière d’écouter, de parler, de réagir. Tu verras peut-être que la colère retombe, que la peur s’adoucit, que la tendresse reprend sa place.

    Un ami n’humilie pas, il ne cherche pas à punir, ni à faire payer, il parle, il écoute, il cherche à comprendre.

    Je trouve ce déplacement très juste. Il ne s’agit pas de rendre l’amour tiède, mais de lui redonner une forme de conscience. L’amitié devient alors une boussole, une manière de rester humain au cœur de la tempête amoureuse.


    Aimer comme un ami, ce n’est pas aimer moins fort. C’est aimer depuis un endroit plus paisible. C’est peut-être ça, le véritable courage amoureux : garder la flamme d’Éros, la douceur de Philia, et la grandeur humaine d’Agapè.

    Aimer nous fait prendre le risque d’être blessé. Mais c’est aussi la plus belle manière de se rencontrer soi-même, à travers l’autre. Et peut-être qu’au bout du compte, l’amour et l’amitié ne sont que deux mots pour dire la même chose : le désir de devenir plus vivant ensemble.

  • Le triangle “amitié, désir, passion”

    Triangle amoureux

    Le triangle “amitié, désir, passion”

    Voici une définition de l’amour, proposée par le philosophe Francis Wolff, dans son livre « Il n’y a pas d’amours parfaits » que je trouve assez inspirante. 

    L’amour serait la zone contenue à l’intérieur d’un triangle, dont les trois sommets sont : 

    • l’amitié
    • le désir
    • la passion

    L’amour serait ainsi une position dynamique, en mouvement, entre ces trois forces souvent contradictoires mais qui s’équilibrent

    L’amitié, c’est le versant du lien.
    La joie d’être ensemble, la confiance, la bienveillance.
    C’est la dimension de l’amour qui veut durer, qui construit, qui apaise.
    Elle donne la sécurité, mais peut finir par anesthésier le feu.

    Le désir, c’est le versant du corps.
    L’élan vital, la tension, l’appel de la peau.
    C’est l’amour comme mouvement, comme appétit, comme promesse de fusion.
    Il ravive la vie, mais peut vite s’épuiser s’il ne rencontre pas le lien.

    La passion, c’est le versant du vertige.
    La perte de soi, l’obsession, la démesure.
    C’est la force qui transforme, qui bouleverse, qui brûle.
    Elle donne du sens, mais peut tout emporter.

    Aucune de ces forces ne se laisse dompter par les deux autres, et en même temps, aucune de ces forces n’est fonctionnelle et saine sans les deux autres. Elles s’accordent parfois un instant, comme une harmonie fragile entre trois notes qui ne devraient pas sonner juste ensemble, et puis cela bouge continuellement.

    Quand une force disparaît

    Quand l’une de ces trois forces s’efface, l’amour ne disparaît pas mais il change de forme. Il se déplace sur les bords du triangle.

    Ce qu’on appelle parfois “déséquilibre” est souvent juste une composition particulière : deux dimensions qui s’accordent, la troisième qui s’éteint ou se tait.

    Quand le désir et la passion s’unissent sans amitié, c’est la dévoration.

    On s’embrase vite, on se consume tout aussi vite. L’autre devient obsession, enjeu, dépendance. On s’y perd comme on se perd dans un feu trop proche : on ne distingue plus le plaisir de la brûlure. C’est l’amour des corps sans tendresse, celui où la violence du manque finit par remplacer la douceur du lien.
    Il n’y a pas de méchanceté là-dedans, juste une incapacité à accueillir l’autre autrement qu’à travers la faim qu’il réveille. Sans l’amitié, qui manque à ce duo de forces, il est impossible d’aimer l’autre pour qui il est, d’accepter l’alter ego.

    Quand la passion et l’amitié s’allient sans désir, l’amour devient fusion.

    Il y a la chaleur, la présence, la complicité, mais plus de tension érotique. C’est un amour du dedans, qui s’étreint par les mots, par la mémoire (on aime se “créer des souvenirs”), par la reconnaissance.

    Souvent, il reste magnifique, mais il perd le mouvement. L’éros se dissout dans la tendresse, les corps se taisent. On s’aime, mais on ne se désire plus.

    Ce n’est pas un échec : c’est un autre état de la matière amoureuse, plus solide peut-être, mais moins vivant. Le contexte parfait pour être tenté de trouver ailleurs l’excitation des sens !

    Quand l’amitié et le désir s’accordent sans passion, c’est la camaraderie amoureuse.

    On s’aime bien, on se veut du bien, on se désire encore, mais sans vertige. C’est clair, léger, équilibré, et souvent, cela suffit.
    Mais quelque part, on sent qu’il manque cette folie qui rend tout un peu plus grand que soi.
    Sans passion, la relation reste horizontale, elle rassure plus qu’elle ne bouleverse.

    Ces formes-là ne sont pas des amours ratées. Elles sont simplement incomplètes, comme toute expérience humaine. Chaque relation, à chaque moment de sa vie, glisse sur ce triangle, s’approche d’un bord, s’en éloigne, revient au centre. 

    Il n’y a pas d’amour parfait. Il n’y a que des équilibres mouvants, parfois magnifiques, parfois douloureux. C’est une belle invitation à créer du mouvement là où cela devient douloureux. 

    Pourquoi ça ne tient jamais en place

    Ce triangle n’est pas qu’une jolie métaphore. S’il est si difficile à stabiliser, c’est parce que ses trois polarités ne parlent pas le même langage et ne relèvent pas de la même nature.

    L’amitié est une relation.
    Elle existe entre deux personnes qui se reconnaissent mutuellement.
    Elle suppose la réciprocité, une forme d’égalité, un “nous” qui se construit dans le temps.
    Aimer quelqu’un comme ami, c’est l’aimer pour lui-même, pas pour ce qu’il nous donne.
    Cette logique-là est stable, posée, presque horizontale.

    Le désir est un mouvement.
    C’est une tension vers. Il s’élance, il se nourrit du manque, il s’épuise dans la satiété, et renaît aussitôt après.
    Le désir est fait pour bouger, pour chercher, pour ne jamais se reposer.
    Il n’est ni juste ni réciproque : il vise, il attire, il veut.
    C’est une force centrifuge, qui s’échappe dès qu’on tente de la retenir.

    La passion est un état.
    Elle ne relie pas, elle submerge.
    Elle n’a rien à voir avec le manque ou l’équilibre : elle est ce trop-plein qui déborde tout.
    Elle ne se vit pas “avec” l’autre, mais “en soi à cause de l’autre”.
    Elle altère la raison, elle déforme la réalité, elle fait du monde une extension de la présence de l’aimé.

    Trois logiques, trois mondes.

    Essaye de les faire cohabiter, et tu comprends pourquoi rien ne tient tranquille.
    L’amour n’est pas une harmonie, c’est une cohabitation instable d’états incompatibles. Il tient debout parce qu’il vacille, comme le mouvement d’une marche sur trois jambes ! C’est ce vacillement, l’humanité.

    L’amour évolue toujours

    Aimer, ce n’est donc pas occuper une place fixe. C’est se déplacer, parfois lentement, parfois brutalement, sur cette carte intérieure que Wolff appelle le triangle de l’amour.

    Chaque relation trace sa propre route entre les trois pôles : amitié, désir, passion. Parfois on vit tout en même temps, parfois une seule force domine et les autres dorment. 

    Il arrive qu’une relation commence du côté du désir, brûlante et impérieuse, puis glisse vers le lien quand le corps se calme et que la tendresse s’installe, laissant naître l’attachement.

    Il arrive aussi qu’une amitié paisible s’enflamme sans prévenir, qu’un mot, une nuit, une odeur fasse basculer le regard, et tout à coup la carte se redessine.

    Il y a des retours, des cercles, des traversées, des escales, des silences, rien ne reste à sa place, et c’est normal.

    Chaque amour a son itinéraire propre : certains voyagent toute une vie entre les pôles sans jamais se poser, d’autres se fixent sur un rivage et l’habitent en profondeur. Aucun n’est meilleur que l’autre, ils répondent simplement à des climats différents de la vie, à des besoins différents de sécurité affective et aussi de représentation de soi. 

    Je crois que la difficulté commence quand on veut figer la carte, quand on exige de l’amour qu’il garde la même forme qu’au début. On voudrait que le feu reste feu, que la tendresse ne s’émousse pas, que le corps ne change pas. Mais l’amour n’est pas fait pour durer sous la même forme : il est intrinsèquement instable donc toujours en évolution.

    Ou bien, comme dans le monde vivant tout entier, s’il cesse d’évoluer, il commence son processus de mort. 

    Je crois que les amours meurent de n’avoir eu le droit, le courage, l’envie… d’évoluer. Et cela n’est peut être pas grave. Dans le règne du vivant aussi, la mort précède l’émergence de la vie. 

    Aimer, c’est accepter le mouvement. C’est accepter que l’amour d’hier n’ait plus la même intensité ni la même couleur que celui d’aujourd’hui, et qu’il reste vivant. Tu ressens que ton amour change ? Ce n’est pas un signe de déclin : c’est la preuve que la relation respire !

  • Quand le doute surgit dans la relation

    Tout semble bien en place. Une relation construite, de la tendresse familière, un quotidien tissé à deux, une vie de famille, des enfants peut-être. Soudain un trouble surgit à l’occasion d’une rencontre, des sensations inattendues, un frémissement plus fort que prévu, et avec lui, le doute !

    Le doute résonne comme une faille dans une surface lisse. Il est connoté comme une fragilité, il pourrait casser ce qui paraissait solide. Comme si douter de la relation était le ver entré dans le fruit.

    Des questions se succèdent à la vitesse de l’éclair. Est-ce encore juste d’être ici ? Quel sens donner à ce que je ressens ? Rester serait-il une trahison de moi-même ? Partir, une trahison de l’autre ?

    Cet article est inspiré par un échange épistolaire avec une relation amoureuse apparue récemment dans ma vie. Et à cette occasion, j’ai rencontré le doute de l’autre dans sa relation, doute qui préexistait, et puis je me suis aussi rappelé les doutes que j’ai moi-même vécu, et comment je les ai traversés. J’ai eu envie de partager où j’en suis sur ce blog !

    Car je crois que ce doute-là mérite d’être écouté. Il ne signale pas un danger, mais plutôt un passage, et le danger serait plutôt de ne pas l’écouter, car c’est de lui que naîtra la clarté et autre chose pourra advenir !

    Je voudrais notamment te proposer de te poser des questions différentes. Plutôt que de se demander s’il faut “partir ou rester », comme un choix binaire, la question serait peut-être plutôt “si je reste, comment je reste ?, et si je pars, comment je pars ?”

    Le doute : faiblesse ou force ?

    Le doute a mauvaise presse dans les relations amoureuses. Il évoque souvent l’indécision, l’instabilité, le flou. Comme s’il était le contraire de l’amour sûr, de l’engagement solide et donc de la fiabilité.

    Je crois plutôt que dans la réalité sensible d’un lien, le doute n’est pas un défaut. Il apparaît quand quelque chose ne résonne plus comme avant. Quand un décalage se fait sentir entre ce qui est vécu à l’intérieur et ce qui continue à se jouer à l’extérieur. C’est en particulier le cas quand l’un ou l’autre membre du duo connaît une évolution personnelle qui commence à créer une dissonance avec le récit du couple tel qu’il s’est bâti jusque-là.

    Mais douter n’est pas une panne du moteur, c’est un signe de vie inhérent à toute action. Dès que tu agis, le doute est susceptible de surgir et heureusement !

    Imagine que la survenance du doute dans ton esprit soit juste un signal discret qui indique qu’une mise à jour est en cours, que quelque chose change et qu’il est temps de regarder autour de toi ! Il n’attaque pas la relation, il interroge sa forme actuelle. Il ne remet pas en cause l’autre, il vient poser des questions sur l’espace entre vous deux. La fonction du doute n’est pas de détruire mais d’éclairer ! Du doute peut naître la clarté.

    Comme dans le Tao, “le vide précède le plein”, je crois que le doute précède la clarté de la vision. Une vision qui n’aurait pas émergée du doute est-elle une vision claire, ou juste une certitude de l’égo ? Rappelons-nous deux minutes la pensée de Nietzsche : “C’est la certitude qui rend fou, pas le doute!”.

    Le doute serait ainsi le contraire de la confusion. Il vient exiger de faire grandir toutes ces parties de la relation où tu te disais “ça va de soi” ! Il te dit que cette histoire-là ne tient plus debout et que l’histoire que tu te racontes de la relation commence à en être trop éloignée pour qu’au fond tu arrives à y croire encore.

    Rien de grave, c’est le chemin pour grandir.

    Quand nos récits ne suffisent plus

    Une relation, c’est une histoire, à laquelle au moins deux personnes croient (toi et l’autre!). Une histoire qu’on se raconte et qu’on s’efforce parfois de maintenir. Une narration cohérente, avec ses repères, ses fondations, ses rituels, et aussi ses blancs, ses silences, ses non-dits soigneusement cultivés. C’est normal de s’attacher à cette histoire, même parfois on s’y cramponne. Cela donne un sentiment de connu et de sécurité. Et parfois, un jour, quelque chose se fissure.

    Tu continues à jouer la scène, mais un décalage s’est installé. Ce que tu vis, ce que tu ressens, ne colle plus au script. Le récit qui vous portait commence à te sonner creux. Et le doute, doucement, s’installe dans cet écart, ou plutôt te signale cet écart.

    Il ne signale pas forcément un problème chez l’autre. Attention à la tentation toujours plus économique dans l’immédiat de se dire que le problème c’est l’autre !!

    Les pensées qui te font douter si tu es dans la bonne relation amoureuse, ne t’indiquent pas nécessairement un défaut dans le système. C’est une tension entre ce que tu vis maintenant et l’histoire à laquelle tu continues à faire semblant de croire. Ce n’est pas que cette histoire est forcément fausse, ça ne veut pas dire que tu t’es leurré ou que tu t’es fait avoir. C’est juste qu’elle ne suffit plus pour inclure qui tu es aujourd’hui. Elle ne t’habille plus comme avant, elle te contraint trop.

    Ce moment-là est délicat. Parce qu’il y a souvent une loyauté au récit partagé. Une pudeur à l’idée de dire : “je ne suis plus sûr d’y croire comme avant”. Et pourtant, c’est peut-être là que commence la fidélité à toi-même.

    Le doute vient t’inviter à réécrire, avec l’autre, l’histoire du couple. Il te demande d’oser te demander si la version actuelle du lien est encore vivante. Il ne dit pas que tout est fini. Il dit que ça ne peut plus continuer “comme ça”. Si tu entends ce signal, c’est déjà énorme, car peut-être que tu es déjà dans le tournant et tu n’es pas sortie de la route !

    Habiter l’ambivalence sans trancher

    Le doute fait trembler. Il appuie là où ça fait mal, là où tu pensais que les choses étaient claires. La recommandation culturelle majoritaire pour toute personne qui réussit dans la vie est souvent : maintenant, décide ! Tranche ! Histoire que ça cesse de tanguer et qu’on y voit clair !

    Mais si tu fais le silence un instant, tu sens bien que ce n’est pas encore le moment de choisir. Cela n’a rien à voir avec une fuite. C’est simplement qu’il y a encore quelque chose à écouter, à regarder, à ressentir, à éprouver avec son corps. Parce que c’est là, dans cette zone trouble, que se prépare la suite. Clarifier un doute, je crois, n’est pas un acte de toute puissance mentale et rationnelle. C’est avant tout une expérience intuitive. Car il s’agit de prendre des décisions vers l’inconnu. Donc de toute façon, personne ne sait ce qui suivra.

    Tu es peut-être entre deux désirs, entre deux récits, deux parties de toi, qui ne veulent pas la même chose au même moment. Et ça ne veut pas dire que tu es perdu. C’est une information qui dit que ça bouge en toi.

    Relax, tu n’as pas à régler ça tout de suite. Tu peux ralentir, rester là, un peu, dans l’entre-deux et accueillir l’ambivalence sans la forcer à se résoudre.

    Tu peux laisser les élans différents coexister. L’élan vers la sécurité, la stabilité, et l’élan vers la liberté, l’expansion de soi. C’est bon signe si tu peux ressentir en même temps le besoin de continuer et le désir de tout réinventer. Ce sont des courants de vie tous deux nécessaires et non pas des camps ennemis. D’ailleurs, si tu négliges l’une de ces polarités dans ta vie, il y a des risques pour que ça ne se passe pas très bien pour toi !

    Ce doute, si tu l’habites sans le fuir, devient une chambre d’écho. Il t’aide à entendre ce qui est en train de naître. C’est vrai que ce n’est pas confortable, mais dans la vie, l’inconfort ne peut pas toujours être évité, bien que ce soit une expérience désagréable.

    La mauvaise question : partir ou rester ?

    C’est souvent la première formulation qui s’impose dans notre esprit qui se dit qu’une bonne réponse est une réponse simple. Comme si le doute devait forcément conduire à un choix clair, tranché, irréversible : je reste, ou je pars. Comme si la relation était un lieu dont il faudrait soit s’échapper, soit se convaincre de continuer à y habiter.

    Je crois que le doute n’est pas une fuite, mais que cette forme de question est une fuite et un manque de courage en quelque sorte.
    Cette question, partir ou rester, est trop pauvre. Elle écrase la complexité sous un faux dilemme.

    Elle t’impose de choisir alors que, justement, ce qui cherche à émerger ne rentre pas encore dans ton récit.

    S’engager dans une relation, amoureuse de surcroît, n’est-ce pas s’engager à faire de son mieux pour traverser les difficultés et les ombres que nous rencontrerons dans la relation ?

    Alors je te propose une question qui va demander plus de courage. Car la question, si tu t’es engagé dans une relation, serait plutôt : Si je reste, comment je reste ? Et si je pars, comment je pars ?

    Parce que tu peux rester sans vraiment être là. Combien de couples passent des décennies ainsi ?! Tu dirais quoi de ton côté, si l’autre reste juste par loyauté pour ce qu’on s’était dit il y a des années, par peur, ou par inertie ? Ceci n’est pas “rester”, ceci est plutôt se statufier quelque part en souvenir du passé !

    Tu peux aussi partir en claquant la porte, en emportant ce qui est précieux avec toi, en faisant porter le chapeau (jamais très glorieux pour l’amour propre) de l’échec de la relation à ton ou ta partenaire. Après-tout hein, s’il avait bien voulu faire quelques efforts, on n’en serait pas là !

    Et puis, il y a la voie du courage. Esther Perel en donne une magnifique inspiration dans son livre “Je t’aime, je te trompe : repenser l’infidélité pour réinventer son couple”.

    La voie du courage suggère que ces moments ou le récit du couple flanche, ou l’adultère est venu mettre son venin de culpabilité, ou la critique de l’autre tombe toute seule, ce qui s’offre au couple est une merveilleuse occasion de réinventer le lien, de redéfinir la forme du duo !

    Parfois, tu n’as même pas besoin de choisir entre rester ou partir. Ce qui compte, c’est la manière dont tu traverses ce moment. Ce que tu es prêt·e à regarder. Ce que tu es capable de dire, d’entendre de l’autre aussi.

    Trahir l’autre ou se trahir soi ?

    Il y a parfois cette culpabilité qui vient se glisser sous le doute. Comme si le simple fait de ressentir quelque chose en dehors du cadre prévu faisait déjà de toi un traître. Tu doutes ? Ça y est, tu as déjà commencé à trahir l’autre, trahir l’engagement, trahir le “nous”. Quelle sanction terrible ! Mettons un peu de douceur dans tout cela !

    A force de vouloir ne blesser personne, on finit par se blesser soi-même. Surtout lorsque pour rester fidèle à la promesse, tu oublies de rester fidèle à qui tu deviens (j’ai bien dit à qui tu deviens, pas à qui tu es, on y reviendra dans un autre article !!).

    La trahison de soi, celle qui consiste à s’oublier, est une trahison sourde, qui ne fait pas de bruit. Elle fait taire ce qui bouge, ce qui appelle, ce qui vibre. Ici commence la rigidité d’une histoire qui n’arrive pas à évoluer, et abîme le lien.

    Tu n’as pas à choisir entre être fidèle à l’autre et être honnête avec toi. C’est en étant honnête avec soi, en écoutant ses propres désirs de vie qu’on peut s’engager entier dans la relation.

    Quelqu’un qui n’a pas confiance en soi, peut-il vraiment avoir confiance dans les autres ? La personne qui ne s’estime pas, comment pourrait-elle estimer les autres ? Et celle qui ne s’écoute pas, comment imaginer qu’elle saurait vraiment écouter l’altérité ?
    La vraie loyauté commence par là : écouter ce qui est vivant en toi. Et puis, à partir de là, oser le dire. Avec délicatesse peut-être. Avec tremblement, sûrement. Mais sans trahir ta propre parole intérieure.

    Le doute ne signifie pas que tu n’aimes plus, il indique souvent que tu refuses de continuer à mentir.

    Et c’est peut-être ça, l’acte d’amour le plus courageux.

    Ce que le doute révèle sur nos besoins

    Le doute n’arrive jamais seul. Il vient secouer quelque chose de plus profond : des besoins qui n’ont peut-être pas eu la place d’exister, ou qui ont changé de forme avec le temps.

    Tu as besoin de liberté, de mouvement, de désir sexuel, de diversité relationnelle…

    Tu as aussi besoin de sécurité, de prévisibilité, d’affection et de réconfort, de reconnaissance.

    Tu es traversé par ces tensions et c’est normal. Ce n’est pas un défaut de fabrication ni une contradiction à corriger. C’est simplement la vie.

    Peut-être qu’une part de toi aspire à l’inconnu, pendant qu’une autre réclame la chaleur du connu. Peut-être que tu as soif de rencontre, sans vouloir renier ce qui t’a construit jusque là. Peut-être que tu veux t’ouvrir, sans forcément t’éloigner.

    La bonne nouvelle, c’est que tu n’as pas à choisir entre ces pôles. Il s’agit d’apprendre à ne plus se poser la question de choisir l’un ou l’autre, mais plutôt la question de “Comment je nourris l’un ET l’autre ?”.

    Cela va te demander d’apprendre à les écouter, à les articuler, à les faire dialoguer. Et c’est souvent le doute qui les met en lumière pour la première fois.

    Donc ce n’est pas une crise d’inconstance, ni d’immaturité ou je ne sais quelle fuite en avant. C’est un appel à l’ajustement et au changement des questions que tu te poses. C’est un drapeau qui se lève pour te rappeler que la relation, pour rester vivante, ne peut pas ignorer ce qui évolue en toi (et en l’autre, tout pareil).

    Une relation peut en inclure une autre

    Ce n’est pas parce qu’un nouvel amour naît que l’ancien doit mourir. Ce n’est pas forcément un choix entre deux personnes, deux mondes, deux vies. Il serait temps d’écouter aussi les autres récits amoureux possibles.

    Regarde les enfants, ils n’ont absolument aucun problème à être amoureux de plusieurs personnes. Ou les parents qui ont plusieurs enfants, ont-ils cessé d’aimer leur aîné quand le cadet est né ? Ou si tu te lies d’amitié avec une nouvelle personne, faudrait-il que tu t’engages à rompre avec tout autre ami ?

    Ce qui apparaît en amour n’a pas pour fonction de remplacer ce qui existait. Ressentir de l’amour, de l’attirance, de la connexion ou de la communion avec un nouvel être dans la vie, ce n’est pas “contre” ni “à la place”, ni même “en plus” d’autres relations amoureuses. Je crois que c’est plutôt une nouvelle fréquence qui se met à vibrer en nous. Une autre façon d’aimer et d’être en lien.

    En musique, quand plusieurs notes vibrent ensemble, cela fabrique un nouveau son qui est plus que l’addition des vibrations unitaires, c’est une harmonique !

    Et parfois, c’est même cette nouvelle dynamique qui permet à la relation qui était déjà là de se remettre à respirer. Parce qu’elle vient révéler ce qui était figé, réveiller des questions qu’on avait cessé de se poser, elle peut enfin se réinventer et grandir.

    Dans le mouvement de la vie, les systèmes en évoluant deviennent plus complexes et chaque fois qu’un nouveau système apparaît, il transcende et inclut tous les précédents. Les précédents, eux, parce qu’ils sont plus simples, ne peuvent pas inclure ce qui vient au-delà d’eux. C’est la lecture de l’évolution que proposent les Dynamiques en Spirales ou la Théorie intégrale. (un article à venir sur ces deux modèles que j’utilise beaucoup)

    Appliquée aux relations amoureuses, cette vision des choses permet de comprendre pourquoi une relation amoureuse pré-existante peut se révéler strictement incapable d’intégrer l’apparition de nouveaux partenaires pour les membres du couple. Alors que la nouvelle relation amoureuse qui émerge pourrait parfaitement fonctionner en intégrant celles existantes. Alors la relation pré-existante, si elle souhaite survivre doit évoluer pour tenir compte de l’évolution du réel, des individus. Et ici, évoluer, cela veut dire qu’elle va devoir “transcender et inclure” l’histoire qui l’a construite jusque-là. Cela se fait en élargissant l’histoire, pour qu’elle puisse inclure d’autres parts de la réalité qui n’avait pas encore été rencontrées jusqu’ici.

    Nous y revenons, c’est bien une ré-invention du récit de la relation amoureuse qui se joue.

    Vers une relation plus adulte ?

    Le doute ne vient donc pas pour détruire, mais pour faire mûrir et permettre une mue de l’histoire de la relation. Douter de la relation ne demande pas de faire table rase. Il vient révéler les angles morts, les zones muettes, les pactes jamais vraiment nommés.

    Alors, ça bouscule, je suis d’accord. Il t’oblige à sortir du confort des évidences et va te pousser à dire ce qui n’avait jamais été dit. Il invite à faire tomber les masques subtils du “tout va bien” ou du “ça ira”. Il demande de l’honnêteté, d’abord avec toi-même, puis envers l’autre.

    Et c’est là que le mot “relation” prend un autre sens. La relation n’est plus un cadre figé, mais un espace vivant, donc en perpétuelle évolution. Un endroit où tout ne va pas de soi, mais où tout peut se dire.

    L’apparition du doute permet parfois à la relation d’effectuer ce saut quantique vers plus de maturité, vers sa forme plus adulte. Évidemment, comme toute mue, cela fait passer la relation par des moments d’immense vulnérabilité.

    La métamorphose n’est pas un simple changement, c’est un processus complexe où plusieurs mouvements coexistent. Certaines choses disparaissent — la queue du têtard s’efface. D’autres apparaissent — les pattes de la grenouille émergent. Certaines se transforment — les branchies deviennent poumons. Et puis, au milieu de tout cela, il y a ce qui reste. Ce noyau d’identité, ce fil de continuité, ce souffle de vie qui ne change pas, mais qui traverse la mutation. Ce qui meurt, c’est la forme d’avant. Ce qui naît, c’est une forme nouvelle. Et entre les deux, il y a ce qui demeure et le vertige de l’inconnu.

    Vertige d’autant plus grand que lorsqu’on se rend compte que la relation a commencé sa métamorphose, car le doute est déjà là, il n’existe pas d’option du retour en arrière.

    Une relation qui traverse un doute et en sort transformée n’est pas une relation affaiblie. C’est une relation qui a osé le réel, qui a accepté le mouvement, qui s’est ouverte à la vérité d’aujourd’hui, même si elle ne ressemble plus à celle d’hier. C’est prometteur pour la suite !

    Dans cette maturité de lien, l’amour ne s’efface pas, il change de densité. Il devient plus nu, plus habité, plus grand, plus adulte. Il vibre dans son essence spirituelle et universelle.

    Et maintenant ?

    Il n’y a pas de carte pour ce territoire-là. Pas de mode d’emploi pour traverser le doute en amour. Juste des intuitions, des frémissements à écouter, des questions à poser autrement.

    Plutôt que de chercher à résoudre et décider vite, peut-être que l’enjeu est d’apprendre à vivre avec le doute, pleinement. Je ne propose pas de rester dans le lien à tout prix, mais de rester avec soi, avec ce qui bouge, et entendre l’appel aussi.

    Fuire dans certains cas nous sauve la vie. Mais notre cerveau nous joue des tours bien souvent, en nous faisant croire qu’une émotion très désagréable est une sorte de danger de mort imminente. D’où le sentiment d’urgence de décider !

    Essayons de ne pas fuir trop vite, de ne pas trancher à la hache ce qui pourrait se métamorphoser doucement.

    Essayons de consacrer notre attention à autre chose que trouver le coupable.

    Et surtout, essayons de ne pas croire qu’il faille choisir entre se trahir soi et blesser l’autre.

    Porte ton attention sur ce que tu souhaite voir advenir ! Cela a tellement plus de chances d’arriver ainsi !

  • Le choix de ses partenaires

    Je voudrais parler ici de la manière dont les gens se choisissent lorsqu’ils débutent une relation romantique, intime ou amoureuse. Ce que je trouve fascinant, c’est qu’on s’imagine souvent que les relations « arrivent » toutes seules. En réalité, la manière dont on se choisit, en tant qu’amoureux ou partenaires de vie, dit beaucoup de nous. Bien souvent, ces rencontres sont intuitives, instinctives. Il n’y a pas toujours une réflexion consciente sur ce qui est en train de se jouer. Sur le besoin d’attachement qu’on est en train de nourrir. Sur les schémas relationnels que nous rejouons, plus ou moins à répétition.

    Et puis, il y a aussi cette manière dont on s’arrime à quelqu’un — pour durer, ou pas. La manière dont on continue à vivre ensemble, à faire relation. J’ai toujours trouvé intéressant de me poser régulièrement cette question : est-ce que, si on se rencontrait aujourd’hui, on se rechoisirait ?

    Dans More Than Two, qui explore les multiples facettes des relations plurielles et non exclusives, il y a un chapitre très éclairant sur les rencontres et le choix des partenaires. Les deux autrices y proposent une série de questions que j’ai traduites ci-dessous, et que je trouve coachantes. Elles sont très intéressantes au moment de débuter une relation, mais aussi pour interroger une relation existante. En les lisant, tu peux réfléchir à ton ou ta partenaire du moment, et en miroir, tu peux aussi les retourner vers toi : est-ce que mes partenaires me perçoivent comme cela ?

    L’importance du choix

    L’idée que nous ne choisissons pas nos relations est étonnamment répandue. Compatibilité, vision partagée, relations négociées mutuellement — tout cela semble secondaire face au fameux « coup de foudre ». Le langage courant est révélateur : on « tombe amoureux ». Beaucoup racontent qu’une histoire leur est « tombée dessus ». Quand on tombe amoureux, on est obligé de commencer une relation. Et une fois engagé, c’est l’amour qui est censé alimenter toute la relation. Tant qu’on est amoureux, on sera heureux. Beaucoup d’adultes croient encore à cela.

    Mais si on accepte cette idée, alors on risque de se retrouver dans des relations par défaut, et non par choix. On peut finir avec quelqu’un qui ne nous correspond pas vraiment, tout simplement parce qu’on n’a jamais pris le temps de se poser les bonnes questions.

    Je ne parle pas de compatibilité superficielle. Ce n’est pas une question de goûts musicaux ou de destinations de vacances. Je parle de questions profondes : notre rapport à la vie, au plaisir, à la relation. Des choses bien plus déterminantes dans une co-construction à long terme.

    Choisir est une compétence

    Oui, choisir un partenaire est une compétence et cela s’apprend. Cela commence par reconnaître que nous avons du pouvoir dans nos choix. Même si la liberté n’est jamais absolue, nous pouvons agir sur les liens que nous construisons.

    L’amour seul ne suffit pas à garantir une relation saine. Une relation de qualité se cultive — mais elle commence par un bon terrain. 

    Connaître ses « non négociables »

    Une partie essentielle de cette compétence consiste à connaître nos points rédhibitoires : ce qui ferait d’un partenaire un très mauvais choix pour nous.  L’incompatibilité sexuelle en est un fréquent ; l’abus de drogues ou d’alcool, un autre. L’histoire de violence avec des ex-partenaires en est un aussi. Mais d’autres signaux sont plus subtils.

    Quand on choisit un partenaire, il y a parfois une étrange zone floue : la personne ne déclenche aucun signal d’alerte, mais on ne ressent pas non plus un réel enthousiasme. Si nos choix se basent uniquement sur l’absence de “red flags”, on peut foncer dans une relation sans vraiment se demander si la personne a les qualités que nous souhaitons chez un partenaire.

    Le principe du « Carrément oui ! »

    Une bonne règle en matière de choix de partenaire, c’est “Carrément oui !” ou “non”. Cette règle, formulée par l’écrivain Mark Manson, part de l’idée qu’il est absurde d’investir du temps et de l’énergie romantique dans quelqu’un pour qui on ne ressent pas un “Putain oui !” enthousiaste. Si la simple idée de sortir avec quelqu’un ne te fait pas vibrer, alors c’est non. Il n’y a pas de place pour l’ambivalence en amour.

    D’ailleurs, cette règle s’applique aussi au consentement sexuel. Tout ce qui n’est pas un oui franc est un non. Un oui timide, un silence, une hésitation… ne sont pas des consentements valables. Alors pourquoi ne pas appliquer le même principe au fait de se lancer dans une relation romantique ?

    Tu peux tout simplement appliquer le même principe à l’engagement dans des relations romantiques. Si ce n’est pas un oui franc et clair que tu sens à l’intérieur de ton cœur, alors pose-toi quelques questions supplémentaires ! dans quelle histoire es-tu en train de t’embarquer ?

    Des questions puissantes à se poser

    Je préfère me demander ce que cette personne apporte à ma vie, plutôt que de traquer ses défauts. Voici les questions proposées dans More Than Two, que je trouve précieuses :

    • Cette personne possède-t-elle une forme de sagesse que je trouve attirante ?
    • A-t-elle fait quelque chose qui montre que, face à une décision difficile, elle choisira la voie du courage ?
    • A-t-elle montré, face à une peur ou une insécurité personnelle, qu’elle s’engage à les affronter avec honnêteté, et à faire l’effort de les comprendre et de les dépasser ?
    • Fait-elle preuve de curiosité et de rigueur intellectuelle ? Montre-t-elle de l’envie de grandir ?
    • A-t-elle abordé ses anciennes relations, y compris celles qui ont échoué, avec dignité et compassion ?
    • Est-ce une personne joyeuse ? Valorise-t-elle le bonheur personnel ? Me fait-elle ressentir de la joie ?
    • Montre-t-elle un engagement continu dans la connaissance et la conscience d’elle-même ?
    • Valorise-t-elle l’autodétermination pour chaque partenaire de la relation ?
    • Aborde-t-elle les choses avec énergie et enthousiasme ? Est-elle engagée dans le monde ?
    • Fait-elle preuve d’intégrité personnelle ?
    • Est-elle ouverte, honnête, curieuse et enthousiaste sur le plan sexuel ?
    • Communique-t-elle de manière transparente, même quand c’est inconfortable ?
    • Cette personne laisse-t-elle les cercles sociaux qu’elle fréquente en meilleur état qu’elle ne les a trouvés ?

    Un autre indicateur : comment elle parle de ses ex ?

    Un détail révélateur : comment cette personne parle-t-elle de ses ex ? Sont-ils tous des monstres ? Chaque histoire est-elle un conte tragique où l’ex joue le Grand Méchant Loup ? Cela peut signifier que, si tu te mets en relation avec elle, tu auras le rôle principal dans la prochaine tragédie. À l’inverse, une personne qui entretient des relations cordiales avec ses anciens partenaires en dit long.

    Observe aussi ses relations actuelles, s’il y en a. Sont-elles stables et sereines ou chaotiques et colériques ? Apprécies-tu la manière dont elle traite ses partenaires actuels ? Parle-t-elle d’eux avec respect et bienveillance ? Si oui, il y a de fortes chances qu’elle te traite de la même manière.

  • Se mentir à soi ou mentir à l’autre : éthique du lien et mensonges subtils

    Tu as déjà menti, moi aussi. On dit parfois que c’était « pour protéger l’autre », « pour ne pas faire de mal », ou simplement parce que « c’était plus simple comme ça ». Et pourtant… au fond, quelque chose en nous grince. Et si ce petit mensonge, même bien intentionné, était le début d’un malentendu beaucoup plus profond ?

    Dans ma pratique de d’accompagnant des couples ouverts ou “libres”, des triades, des polycules, je reviens souvent à cette question : peut-on aimer sans jamais mentir ? Et surtout, faut-il absolument tout se dire ?

    Le fantasme de la transparence

    Dans le monde du polyamour et de la non-monogamie consensuelle, on croit souvent qu’il faut tout dire et tout montrer, comme si l’amour mature, c’était une transparence totale, sans zones d’ombre. Mais comme le dit joliment Charles Pépin dans son podcast, « il faudrait une journée entière pour raconter toute sa journée ». C’est impossible. On est toujours partiel, toujours un peu incomplet dans ce qu’on transmet. Parfois, on omet, on enjolive, on joue un rôle et on ment un peu.

    Et ce n’est pas forcément mal.

    L’art du « mentir-vrai »

    Pépin parle d’un concept que je trouve magnifique : le mentir-vrai. Ce n’est pas le mensonge qui manipule. C’est celui qui exprime quelque chose de plus profond, de plus humain, de plus subjectif que la simple vérité factuelle. Quand je dis « je vais bien » alors que je suis bouleversé, mais que je n’ai ni la place, ni la force de m’ouvrir là-dessus, est-ce vraiment un mensonge ? Ou est-ce une pudeur qui dit ma vulnérabilité autrement ?

    Dans les relations plurielles, on navigue souvent entre plusieurs niveaux de vérité : ce que je ressens, ce que je suis prêt à dire, ce que l’autre est prêt à entendre. Et ce que la relation peut contenir sans s’effondrer.

    Ne pas se mentir à soi-même

    Là où je place ma boussole, ce n’est pas sur le fait de dire toute la vérité à tout le monde. C’est : est-ce que je me mens à moi-même ? Est-ce que je joue un rôle qui m’éloigne de qui je suis ? Est-ce que je simplifie ce que je ressens pour rentrer dans un moule — de partenaire rassurant, de personne « safe », de figure idéale du polyamoureux éthique ?

    Quand je m’allonge sur le divan, comme le raconte Pépin, je me redresse intérieurement. Parce que j’ose voir mes contradictions. Et ça, c’est un préalable indispensable à toute relation qui se veut honnête. L’honnêteté radicale commence par l’intérieur.

    Respecter l’autre, même quand on tait des choses

    Un autre axe fondamental : le respect. Je peux parfois taire une vérité. Mais est-ce que je le fais en me prenant pour Dieu, en pensant savoir ce qui est bon pour l’autre à sa place ? Ou est-ce que je le fais parce que je sens, dans l’instant, que ce n’est ni le moment, ni le lieu, et que je ne veux pas lui imposer ma tempête ?

    Un bon mensonge — s’il en existe — est peut-être celui qui respecte l’autonomie de l’autre. Un mauvais, c’est celui qui l’utilise comme un moyen pour s’éviter soi-même.

    Deux boussoles dans le flou

    Dans un monde où la morale ne suffit pas — trop rigide, trop catégorique —, je propose, comme Pépin, deux boussoles pour les relations :

    1. Est-ce que je respecte l’autre dans ce que je dis ou ne dis pas ?
    2. Est-ce que je suis honnête avec moi-même, ou suis-je en train de me planquer ?

    Entre ces deux pôles, il y a de la place pour l’erreur, pour le silence, pour les mots maladroits. Mais il y a aussi de la place pour une éthique vivante. Pas une morale de fer, mais une éthique du lien.

    En guise de mot de la fin

    Alors non, je ne prône pas une vérité nue, brutale, lancée comme un couperet. Et je ne diabolise pas le mensonge non plus. Ce que j’explore, dans mon métier, dans mes relations, dans mes propres contradictions, c’est un espace entre les deux : l’honnêteté incarnée. Celle qui ne cherche pas à dire tout, mais à dire vrai.

    Pas besoin de tout montrer pour mieux aimer ! 

  • Le jugement de Salomon : un mythe pour éclairer les tiraillements du polyamour

    Il y a des récits si puissants qu’ils traversent les siècles pour venir éclairer nos vies les plus intimes. Le jugement de Salomon, que l’on connaît souvent de nom sans toujours s’en souvenir précisément, est de ceux-là. Il raconte l’histoire de deux femmes qui se disputent un même enfant. L’une a perdu le sien, l’autre est la mère véritable. Toutes deux clament leur vérité, et le roi Salomon, confronté à l’impossibilité de trancher, propose de partager l’enfant en deux. La vraie mère renonce aussitôt : elle préfère céder son enfant plutôt que de le voir mourir. Salomon reconnaît alors en elle l’amour authentique, et lui rend l’enfant.

    On connaît la suite. On salue la sagesse du roi, la force de l’amour maternel, la justice rendue par une épreuve apparemment cruelle. Mais on oublie que ce récit n’est pas seulement une parabole sur la maternité. Il parle aussi de possession, de rivalité, de renoncement, et d’un amour qui ne tire pas vers soi, mais qui relâche la corde pour laisser vivre l’autre.

    Et si cette histoire biblique était un miroir pour certains tiraillements que nous vivons dans les relations polyamoureuses ?

    L’enfant, c’est l’autre — celui ou celle qu’on aime

    Dans le polyamour, on parle souvent de relations en réseau, de dynamiques de constellation, de polycules. Mais quand la jalousie s’en mêle, quand les sentiments s’emmêlent, quand les besoins deviennent urgents et les insécurités grondent, on revient à quelque chose de très humain, très archaïque même : l’envie de posséder.

    Il peut arriver que deux personnes se retrouvent à vivre une forme de tension, parfois silencieuse, parfois ouverte, autour d’un même partenaire — qu’on appelle parfois le pivot. Chacun·e ressent une forme de légitimité. L’un était là avant. L’autre se sent plus en phase aujourd’hui. L’un se sent insécurisé par la nouveauté. L’autre revendique sa place. Et tous deux pourraient, d’une manière ou d’une autre, réclamer un plus : plus de temps, plus de priorités, plus d’amour visible.

    C’est là que le mythe de Salomon peut venir faire office de miroir.


    Le cercle de craie : tirer ou lâcher ?

    Dans une autre version du même mythe, popularisée par Bertolt Brecht dans Le Cercle de craie caucasien, le juge trace un cercle à la craie au sol. Il place l’enfant au milieu, et demande aux deux mères de tirer l’enfant vers elles. Celle qui lâche — pour ne pas le blesser — est reconnue comme la véritable.

    Il y a, dans cette scène, quelque chose d’essentiel à entendre pour nos vies à plusieurs.

    Quand une relation devient tendue à cause d’un triangle affectif, chacun tire un peu sur l’autre, consciemment ou non. Cela peut se manifester par des demandes explicites (« Je veux plus de soirées avec toi ») ou plus subtiles (« Je me sens mal quand tu parles de ton week-end avec elle »). Parfois, cela devient une forme de compétition sourde pour capter l’attention, la disponibilité, la centralité.

    Et parfois, l’amour véritable se manifeste précisément par le refus de tirer.

    Non pas dans un renoncement douloureux ou une posture sacrificielle, mais dans un geste d’amour adulte : reconnaître que l’autre n’est pas un bien, qu’aucun lien ne se défend par la pression, et que l’espace relationnel ne se conquiert pas, il se reçoit.


    Ne pas tirer, ce n’est pas perdre

    Ce qui rend ce mythe si inspirant pour les personnes en polyamour, c’est qu’il ne dit pas : « Le plus fort gagne ».
    Il dit : celui qui aime vraiment choisit de ne pas blesser, quitte à renoncer temporairement à ce qu’il croit être son dû.

    Et ce renoncement est fécond. Dans l’histoire, c’est lui qui révèle la justesse du lien. C’est lui qui permet au juge de dire : « C’est toi, la mère. » Dans nos vies amoureuses, il arrive que celui ou celle qui cesse de revendiquer, de comparer, de revendiquer son « tour », devienne — précisément — celui ou celle que l’on aime plus encore, pour sa liberté offerte.

    Loin d’être une stratégie, c’est un mouvement intérieur d’amour véritable, qui ne cherche pas à gagner, mais à préserver.


    Les limites du mythe : l’amour n’est pas une épreuve

    Attention toutefois à ne pas idolâtrer ce renoncement. Le polyamour ne se vit pas dans un concours de noblesse où chacun·e devrait s’effacer pour mériter sa place. Le danger serait de faire du « laisser-faire » une posture morale qui finit par vous vider de vous-même.

    Le renoncement n’est juste que s’il est choisi librement, non imposé par l’autre, ni exigé par une dynamique asymétrique. Il n’est pas une punition, ni un test. Il est une capacité intérieure à aimer sans posséder, à faire confiance, à se relier autrement que par la rivalité.

    Et parfois, il est juste de dire : « Je ne veux pas tirer. Mais je veux exister. »


    Une sagesse ancienne pour des amours modernes

    Le mythe de Salomon nous parle d’une époque où les enfants étaient parfois des enjeux de pouvoir, de possession, de survie. Mais dans nos relations d’aujourd’hui, nous sommes parfois ces enfants, tirés dans des directions contraires. Nous sommes aussi ceux qui tirent. Et parfois, ceux qui lâchent.

    Dans un monde polyamoureux, où tout est à inventer, ce vieux récit biblique nous rappelle une chose simple : l’amour véritable ne cherche pas à vaincre, il cherche à relier sans abîmer.

    Et c’est souvent là que se trouve la sagesse — dans le courage de ne pas tirer.


  • La dépendance affective : entre amour et oubli de soi

    Jonathan Livingston le goéland avait compris que l’ennui, la peur et la colère sont les raisons pour lesquelles la vie des goélands est si brève. Et comme s’ils les avait chassé de ses pensées, il vivait pleinement une existence prolongée et belle

    Il arrive qu’on confonde l’amour avec une urgence. Une attente tendue vers l’autre, pleine d’espoir, de crainte, de calculs silencieux. Ce n’est pas de la manipulation, ce n’est même pas conscient. C’est une manière d’être au monde qui s’est formée très tôt, quand le besoin d’être aimé a pris toute la place, jusqu’à faire de l’autre une condition de survie.

    La dépendance affective ne se manifeste pas uniquement par des scènes de jalousie ou des demandes explicites. Elle se glisse dans les gestes, les silences, les efforts incessants pour rester aimable, disponible, irréprochable. Elle s’exprime dans cette peur vague, mais tenace, qu’un éloignement vienne confirmer une intuition douloureuse : celle de ne pas être suffisant.

    Ce qui rend cette dynamique difficile à débusquer, c’est qu’elle ressemble souvent à de l’amour. On se dit qu’on tient à l’autre, qu’on veut son bien, qu’on est simplement très sensible, très investi, très amoureux. Mais il arrive que l’intensité que l’on ressent soit en réalité le signe d’un déséquilibre. L’intensité, ici, ne vient pas de la rencontre, mais de la tension intérieure. Une tension ancienne, alimentée par l’angoisse de ne pas compter, de ne pas exister assez aux yeux de l’autre.

    Dans les relations affectives — qu’elles soient exclusives ou multiples — cette tension peut devenir structurelle. Elle produit des comportements d’adaptation : on anticipe les besoins de l’autre, on évite les conflits, on se rend indispensable. On donne beaucoup, parfois trop. Mais cet excès de don n’est pas gratuit. Il est chargé d’une attente implicite : celle d’être reconnu, choisi, sécurisé.

    Le plus grand piège de la dépendance affective, c’est qu’elle repose sur une confusion fondatrice : celle de croire que l’amour va réparer ce qui a été blessé, ou combler ce qui a manqué. On attend de la relation qu’elle vienne nous rassurer définitivement, nous rendre enfin complets. Or aucun lien ne peut durablement tenir cette promesse, aussi sincère soit-il.

    C’est ici que le mythe de la “moitié” fait des ravages. L’idée que chacun serait un fragment en quête de sa complétude pousse à chercher dans l’autre ce qu’on ne parvient pas à habiter en soi. L’autre devient un pilier, un centre, un refuge. Et dès qu’il s’éloigne ou se détourne, tout s’effondre. Ce n’est pas de l’amour, c’est de la dépendance. Et cette dépendance, même silencieuse, même polie, finit par faire mal — à soi, et à l’autre.

    Travailler sur la dépendance affective ne consiste pas à renoncer au lien, mais à retrouver une forme de verticalité. Il ne s’agit pas de devenir invulnérable, mais de se sentir à nouveau capable d’exister par soi-même, même en lien. C’est un déplacement lent, profond, qui permet de faire retour à soi sans se fermer aux autres. Une manière d’habiter la relation sans s’y dissoudre.

    Ce retour à soi implique de reconnaître les zones sensibles, celles qui ont besoin d’être vues, rassurées, contenues. Il ne s’agit pas de les juger, ni de les effacer, mais de ne plus les laisser dicter la dynamique relationnelle. À partir de là, un autre rapport devient possible. Un lien qui n’est plus traversé par la peur de perdre, mais par le désir d’être en présence. Un lien qui repose sur un choix, pas sur un besoin.

    Dans les relations polyamoureuses, où les configurations affectives peuvent être multiples et mouvantes, cette conscience est d’autant plus précieuse. Elle permet de différencier l’amour de l’attachement insécure. Elle invite à clarifier ce que l’on attend d’une relation, ce que l’on souhaite y offrir, et ce que l’on choisit de nourrir. Non plus dans l’attente d’une sécurité absolue, mais dans la recherche d’une vérité partagée.

    Sortir de la dépendance affective ne veut pas dire se détacher de tout. Cela veut dire redevenir un sujet, capable de relation, mais aussi capable de solitude, d’auto-réconfort, de discernement. C’est un chemin de maturation affective, qui ne s’oppose pas à l’amour, mais qui en est peut-être la condition.

  • Nos meilleures lectures !

    Sexpowerment : le sexe libère la femme (et l’homme)

    de Camille Emmanuelle.

    Un livre intelligent, drôle, profond et un témoignage puissant !

    Le sommaire vaut le détour !