Article traduit de Michael Alan Kolb du blog Radical Honesty
https://www.radicalhonesty.com/rh-blog/2025/05/26/does-venting-anger-really-help-michael-alan-kolb
1. L’hypothèse de la catharsis
L’une des idées les plus persistantes de la psychologie populaire est la croyance selon laquelle « exprimer » sa colère (crier dans un oreiller, frapper dans un sac, hurler dans la voiture) apporte un soulagement émotionnel et prévient des explosions plus graves par la suite. Cette notion découle de « l’hypothèse de la catharsis », qui suggère que libérer sa colère de manière extérieure et expressive est non seulement sain, mais nécessaire.
Mais cette théorie résiste-t-elle vraiment à l’examen scientifique ?
Explorons ce que (certaines) recherches en disent.
Les origines de l’hypothèse de la catharsis
Le mot « catharsis » vient du grec ancien katharsis, qui signifie « purification » ou « nettoyage ». Aristote croyait que regarder des tragédies permettait aux spectateurs de purger leurs émotions négatives.
À la fin du XIXe siècle, Sigmund Freud et Josef Breuer ont développé « l’hypothèse de la catharsis », postulant un modèle hydraulique de la colère, selon lequel la colère s’accumule comme une pression hydraulique jusqu’à ce qu’elle soit relâchée. Ils pensaient que nous avions besoin d’un mécanisme de décompression (l’extériorisation), sans quoi elle exploserait sous forme de crise destructrice.
À première vue, cela semble logique et colle bien à notre vécu quotidien. Pensez à toutes les injustices réprimées au cours d’une journée stressante au travail, qui explosent ensuite en crise de rage au volant sur le chemin du retour.
Cette conception de la colère comme une « pression accumulée » est devenue si répandue dans les premières pratiques thérapeutiques qu’elle a fini par pénétrer la culture populaire et notre manière de penser et de parler de la colère (des expressions comme « laisser sortir », « faire redescendre la pression », ou même « vider son sac »).
Cependant, dès que cette idée — selon laquelle « laisser sortir un peu de vapeur de temps en temps » est une bonne façon de gérer la pression — s’est installée, elle n’a pas vraiment passé l’épreuve des faits. La métaphore des émotions comme vapeur dans une cocotte-minute est intuitive, mais ne représente pas avec précision le fonctionnement de la colère, et elle pourrait même nous induire en erreur sur la meilleure façon de la gérer.
Voyons ce que certaines études révèlent.
2. L’étude du sac de frappe
L’une des études les plus souvent citées pour contester l’hypothèse de la catharsis a été menée par le psychologue social Brad Bushman et ses collègues en 1999.
Dans cette étude, des étudiants universitaires ont été rendus délibérément en colère en voyant leur travail critiqué. Ensuite, ils ont été répartis dans l’un des trois groupes suivants :
- Frapper un sac de frappe tout en ruminant à propos de la personne qui les avait critiqués (condition « catharsis » ou « vidage »),
- Frapper un sac de frappe pour faire de l’exercice, sans penser à la personne (condition « distraction »),
- Rester assis calmement sans rien faire (groupe témoin).
Les résultats ont été inattendus.
Les participants du groupe « catharsis » (ceux qui tapaient tout en ruminant) se sont sentis plus en colère par la suite et ont été plus enclins à adopter des comportements agressifs, par exemple en actionnant une corne extrêmement bruyante contre la personne qui les avait critiqués, par vengeance.
Bushman a conclu que vider sa colère ne purge pas l’agressivité, mais au contraire la renforce. Il a écrit, quelques années plus tard, que :
« Se défouler pour réduire sa colère, c’est comme utiliser de l’essence pour éteindre un feu – cela ne fait que nourrir les flammes… En alimentant les pensées et sentiments agressifs, le défoulement augmente également les comportements agressifs. »
3. L’étude sur le défoulement en ligne
Cela ne surprendra probablement personne d’apprendre que se défouler sur Internet ne rend pas les gens plus calmes, mais bien plus en colère.
Dans une série d’études intitulées « Anger on the Internet: The Perceived Value of Rant-Sites », Ryan C. Martin et ses collègues (2013) ont examiné les effets émotionnels de la participation à des sites de défoulement en ligne.
L’étude a interrogé des utilisateurs et constaté que, bien que les participants aient rapporté se sentir plus détendus immédiatement après avoir posté un coup de gueule, ils avaient aussi tendance à ressentir un niveau global de colère plus élevé et à exprimer cette colère avec par exemple davantage de crises émotionnelles.
Autant pour ceux qui écrivent que pour ceux qui lisent ces décharges de colère, l’impact sur l’humeur était négatif.
Le message commence à devenir clair : le défoulement procure un soulagement à court terme (du moins pour celui qui se défoule), mais à long terme, il est nocif pour tout le monde.
4. Pourquoi le défoulement se retourne souvent contre nous
Voici quelques raisons pour lesquelles se défouler peut intensifier la colère, plutôt que de la soulager :
- Ruminations : Le défoulement implique souvent de ressasser la cause de la colère (comme dans l’étude du sac de frappe), ce qui peut prolonger et intensifier l’état émotionnel en renforçant les circuits neuronaux négatifs.
- Renforcement : En raison de la montée hormonale (adrénaline, cortisol, dopamine…), les accès expressifs de colère peuvent procurer une sensation euphorisante, ce qui renforce les comportements agressifs comme réponse habituelle.
- Absence de résolution : Se défouler ne mène pas nécessairement à une résolution du problème, à de la réflexion ou à une compréhension, qui — comme nous allons le voir — sont essentielles pour dépasser la colère.
À ce stade, le bilan en faveur du défoulement semble bien sombre. Mais avant de jeter l’idée à la poubelle, examinons les nuances.
5. L’expression brute vs le traitement émotionnel
Dans leur livre Expressing Emotion: Myths, Realities, and Therapeutic Strategies (1999), les psychologues Eileen Kennedy-Moore et Jeanne C. Watson font une distinction entre l’expression brute des émotions et le traitement émotionnel thérapeutique.
Elles soutiennent que si exprimer une émotion peut être utile, cela ne l’est que lorsqu’il s’inscrit dans une démarche de compréhension et d’intégration cognitive. Se défouler sans réflexion ni compréhension ne réduit pas la détresse émotionnelle — cela peut même l’aggraver (comme l’a montré Bushman).
Selon leurs recherches, l’expression émotionnelle devient bénéfique lorsqu’elle fait partie d’une stratégie plus large incluant la conscience de soi, l’empathie et un changement de perspective. C’est la création de sens, et non l’explosion émotionnelle, qui facilite la guérison.
Quelques exemples :
- Après une dispute avec ton·ta partenaire, tu écris dans ton journal et tu prends conscience d’une peur plus profonde d’abandon (prise de conscience de soi).
- Tu te plains à une amie, mais au lieu de valider ta posture de victime, elle t’aide à changer de perspective.
- En thérapie, tu explores une colère refoulée envers tes parents, et tu découvres qu’elle masque du chagrin et de la douleur.
Dans chaque cas, il y a une prise de conscience nouvelle ou un changement de regard, ce qui facilite le traitement de l’expérience émotionnelle.
En revanche, si le défoulement se fait dans un cadre qui n’amène aucun nouvel éclairage — comme crier sans réfléchir — il tend à renforcer la souffrance émotionnelle plutôt qu’à la soulager.
6. Parler de sa journée pourrie à un ami peut être utile, à condition que ce soit bien fait !
Comme le suggèrent Kennedy-Moore et Watson, parler de sa journée pourrie à un ami peut être utile — à condition que ce soit bien fait.
Des recherches sur les adolescents montrent que la co-rumination — un processus où des amis ressassent excessivement leurs problèmes ensemble — peut en réalité accroître la détresse émotionnelle et renforcer les sentiments négatifs (Rose, 2002).
Si se confier à un ami revient à répéter sans fin les plaintes sans chercher à comprendre ou à résoudre, cela peut avoir les mêmes effets néfastes, voire pires, que de se défouler seul.
À l’inverse, des conversations émotionnellement soutenantes — où un ami écoute avec empathie et t’aide à réfléchir ou à reformuler — peuvent être bénéfiques.
La clé, c’est de savoir si le défoulement conduit à de la clarté, de la validation et des pistes constructives, ou s’il alimente l’indignation et renforce une posture de victime.
7. Reformuler une situation plutôt que de vouloir se débarrasser de la colère
Maintenant que l’on sait que la réflexion, la prise de recul et la reformulation sont des éléments clés, voyons comment les mettre en œuvre efficacement.
Contrairement au défoulement, qui vise à « se débarrasser » de la colère, la relecture cognitive (ou cognitive reappraisal) est une technique qui s’attaque à la source du malaise émotionnel en modifiant la façon dont on interprète une situation. C’est l’une des stratégies de régulation émotionnelle les plus efficaces identifiées par la littérature psychologique.
Cela consiste à reformuler une situation pour changer la manière dont on la ressent. Plutôt que de se focaliser sur une injustice ou une blessure personnelle, la relecture cognitive t’encourage à envisager d’autres points de vue ou à « vérifier ton histoire mentale ».
Quelques exemples :
- Coincée dans les embouteillages et envie d’arracher tes cheveux ?
→ « Parfait, je vais en profiter pour écouter ce podcast que je repousse depuis des semaines. » - Une collègue critique ta proposition ?
→ « Elle était sûrement stressée. Je vais en reparler avec elle plus tard. » - Un ami oublie ton anniversaire ?
→ « Est-ce vraiment si important après tout ? Je sais que je peux compter sur lui et qu’il tient à moi. » - Ton/ta partenaire met des heures à répondre à ton message ?
→ « Il ou elle est probablement occupé. Ce n’est pas qu’il/elle m’ignore. »
La relecture cognitive ne doit pas être confondue avec la pensée positive forcée ou l’évitement spirituel. Il ne s’agit pas de nier ou d’étouffer ses émotions, mais de travailler avec elles, en transformant la colère en prise de conscience et en croissance.
C’est un processus qui demande de mieux comprendre ce qui se passe en nous et de choisir consciemment de reformuler le sens que notre esprit attribue automatiquement aux événements.
8. Et les personnes qui ne se mettent jamais en colère ?
Dans certaines approches, on encourage parfois les participant·es à « dire plus fort ce qu’ils pensent », autrement dit à intensifier l’émotion ou à faire monter la colère. En général, cette suggestion s’adresse aux personnes qui ont l’habitude de réprimer leur colère, parfois depuis des années, et qui ont du mal à l’identifier ou à y accéder.
Pour ces personnes, dans certaines situations et dans un cadre approprié, des accès de colère peuvent être utiles — comme première étape pour reconnaître, accéder et canaliser cette émotion de façon constructive.
En revanche, les personnes déjà à l’aise avec l’expression de leur colère ont plutôt intérêt à apprendre à canaliser les réactions impulsives en s’appuyant sur d’autres stratégies telles que :
- l’expression assertive des besoins et des limites,
- l’écoute des sensations corporelles,
- la méditation,
- l’écriture,
- la relecture cognitive, etc.
Conclusion
Aucune étude ne montre que le fait de se défouler par des explosions agressives soulage réellement la colère. En fait, cela fait souvent l’effet inverse en renforcant l’hostilité et en augmentant les risques de futures crises. Même si le shoot d’adrénaline ou de dopamine peut sembler agréable sur le moment, le défoulement se retourne souvent contre nous à long terme — sur le plan émotionnel comme social.
Cependant, l’expression émotionnelle peut faire partie de la solution, à condition qu’elle soit accompagnée de prises de conscience et d’un changement de perspective. Pour les personnes qui ont du mal à exprimer leurs émotions, se défouler peut représenter une première étape importante pour traiter une colère longtemps réprimée.
L’important, c’est comment on le fait et dans quel contexte. On veut passer de l’explosion brute et inconsciente à un traitement émotionnel lucide et évolutif.
La colère en elle-même n’est pas un problème.
Mais culturellement parlant, nous avons un gros problème avec la manière dont nous la percevons, comprenons et exprimons.
La façon dont nous choisissons de gérer la colère, lorsqu’elle surgit, détermine en grande partie si elle deviendra une force destructrice ou créative dans nos vies.