Catégorie : Amour

  • Les cinq visages grecs de l’amour

    Caléidoscope

    Une carte pour explorer les multiples facettes du lien

    L’amour n’est pas un bloc. Il est multiple, mouvant, changeant comme un kaléidoscope où chaque forme contient aussi les autres formes.

    Chaque fois que nous aimons, ce sont plusieurs expressions de l’amour qui s’entrelacent : désir, tendresse, don à l’autre, amitié, amour de soi, soutien inconditionnel…

    Les Grecs anciens, dans leur immense finesse du langage, avaient trouvé des mots pour nommer ces nuances. J’en ai retenu cinq qui dessinent une carte vivante, où chaque dimension de l’amour contient déjà les autres, comme des structures fractales : Éros, Philia, Storgé, Agapè et Philautia.

    Éros – L’amour qui désire / Ἔρως

    Éros, c’est le souffle vital. Celui qui attire, qui met en mouvement, qui fait vibrer le corps et l’âme. C’est l’élan vers l’autre, la pulsation de vie qui nous pousse à sortir de nous-mêmes pour rencontrer. 

    Bien sûr l’étymologie nous suggère l’amour des corps, l’attraction physique, chimique, inexplicable et insatiable.

    Dans une relation saine, Éros apporte la vitalité, l’énergie, la curiosité de l’autre, la créativité du lien. Il nous fait sentir vivants, ouverts.

    Quand Éros manque, la relation s’éteint : elle perd son feu, devient tiède ou purement fonctionnelle. (on maintient le couple pour la coparentalité par exemple)

    Quand il déborde, Éros se transforme en possession, en frénésie, en besoin de fusion. On veut l’autre pour se remplir soi-même, et la passion se fait dévorante.

    Éros est précieux parce qu’il est sauvage : il s’agit de le laisser vivre, sans le laisser régner.

    Philia – L’amour qui relie / Φιλία

    Philia, c’est la tendresse amicale, la confiance du compagnon de route. C’est l’amour du partage, de la complicité, de la joie tranquille d’être ensemble.

    Philia construit dans la durée : elle transforme la rencontre en relation, le feu en braise.

    Dans une relation saine, Philia donne la sécurité du lien, la fidélité, la coopération. On s’y sent chez soi sans se perdre. C’est très rassurant.

    Quand Philia manque, la solitude est violente, même à deux. Le lien est instable, méfiant, ou froid.

    Quand elle est en excès, Philia s’alourdit en conformisme : la routine, la dépendance affective, la peur du changement.

    Aimer comme un ami, c’est rester libre tout en demeurant loyal.

    Storgé – L’amour qui prend soin / Στοργή

    Storgé, c’est l’attachement tendre, celui qu’on retrouve dans la douceur des gestes quotidiens. C’est l’amour du familier, de la continuité, du soin. Il relie la mère à l’enfant, l’ami à l’ami de longue date, les êtres qui se sont apprivoisés.

    Dans une relation saine, Storgé offre l’enracinement : la sécurité de pouvoir compter l’un sur l’autre. C’est la base affective sur laquelle les autres amours peuvent se déployer.

    Quand Storgé manque, la relation flotte : on s’y sent toujours un peu en danger, jamais complètement accueilli.

    Et quand il devient excessif, il étouffe. On confond soin et contrôle, proximité et possession. L’autre n’a plus qu’une envie, c’est de s’échapper.

    Storgé nous rappelle qu’aimer, c’est protéger sans retenir.

    Agapè – L’amour qui offre / Ἀγάπη

    Agapè, c’est l’amour gratuit, celui qui ne demande rien. C’est le mouvement du cœur qui donne pour la beauté du don. Dans une relation, Agapè nous ouvre à la bienveillance, à la compassion, à la gratitude. Il permet d’aimer l’autre pour ce qu’il est, pas pour ce qu’il nous apporte. Il tend vers l’amour universel.

    Quand Agapè manque, l’amour est un calcul : il devient contrat, marchandage ou stratégie individuelle.

    Et quand il se dérègle, il se fait sacrifice en se victimisant. On s’oublie soi-même au nom d’un idéal de pureté ou d’altruisme.

    L’amour véritable n’exclut pas le discernement : Agapè ne nie pas le moi, il l’inclut et le transcende.

    Philautia – L’amour qui se connaît / Φιλαυτία

    Philautia, c’est l’amour de soi, celui qui nous permet de nous accueillir tels que nous sommes. Les Grecs distinguaient déjà deux formes : l’une noble, fondée sur la conscience de sa valeur ; l’autre déformée, tournée vers l’orgueil et la vanité.

    Dans une relation, Philautia est le socle invisible de toute sécurité intérieure. Sans elle, on attend de l’autre qu’il nous répare, qu’il comble nos manques. La confiance que l’on peut porter en l’autre dans la relation est directement liée à la confiance que l’on s’accorde soi. Celle-ci est à peu près égale à l’amour que l’on a pour soi.

    Quand Philautia fait défaut, l’amour devient dépendance. On se perd dans l’autre ou on se juge indigne d’être aimé. Ce qui donne lieu à de beaux jeux psychologiques masochistes. 

    Et quand elle devient excessive, elle tourne à l’égocentrisme : on se referme sur son propre miroir.

    Aimer l’autre passe par apprendre à s’aimer soi-même, sans aller jusqu’à l’arrogance ni se cacher derrière la honte.

    Une carte pour naviguer

    Ces cinq formes d’amour ne sont pas des cases séparées, mais des strates de la relation amoureuse, elles se combinent, se rééquilibrent, se répondent. Cette carte pourrait ainsi prendre la forme d’un pentagone où chaque sommet serait l’un de ces mots. Un peu comme on l’a exploré dans l’article sur la vision de Francis Wolff qui détermine l’amour comme l’intérieur d’un triangle dont les sommets sont la passion, le désir et l’amitié !

    Un couple peut vivre une forte dimension d’Éros et de Philia, mais manquer de Storgé. Ou rayonner d’Agapè, mais s’oublier faute de Philautia.

    Regarder son lien à travers cette carte, c’est comme tourner un kaléidoscope : à chaque mouvement, les couleurs se redistribuent, et la beauté change de forme.L’amour n’est pas un état stable, c’est un champ de forces vivantes. L’explorer, c’est apprendre à reconnaître ce qui circule entre nous : le feu d’Éros, la confiance de Philia, la douceur de Storgé, la lumière d’Agapè et le centre paisible de Philautia.

  • Qu’est-ce qui distingue l’amour et l’amitié ?

    Amour et amitié

    Depuis toujours, j’ai du mal à comprendre où s’arrête l’amitié et où commence l’amour.

    Pas par romantisme, mais par structure cognitive. Cela tient à ma manière de voir le monde. Pour moi, ces catégories sont des conventions sociales floues, pleines de codes implicites que je ne perçois pas toujours. Je suis autiste Asperger.

    Je me suis souvent trompé de “registre”, comme on dit. Des personnes que je croyais amies attendaient autre chose. D’autres, que je croyais amoureuses, ne faisaient que m’aimer “bien”. Ces malentendus ont parfois laissé des traces, mais ils m’ont surtout appris une chose : les mots amour et amitié ne désignent pas des territoires fixes, mais des zones poreuses de notre lien à l’autre.

    Comme le rapport aux nuances sociales est un énorme défi pour moi, je cherche la clarté là où les autres fonctionnent à l’évidence. Je veux comprendre ce qui, dans la relation, change tout — sans qu’on le dise. Voilà pourquoi cette épineuse question me passionne : qu’est-ce qui distingue vraiment l’amour de l’amitié ?

    Est-ce le corps, le désir, la promesse ? Ou simplement la peur de perdre ?

    Charles Pépin a consacré un épisode de podcast à cette question, en convoquant Aristote, Agamben et les Grecs anciens. J’y ai trouvé une manière d’éclairer ce flou !

    C’est ce chemin que j’ai envie de partager ici.

    Amour ? Amitié ?

    Voilà deux mots qui, à première vue, désignent des relations bien distinctes dans nos vies sociales. Pourtant chaque fois que j’ai ouvert la discussion avec des proches, j’ai été saisi par la difficulté de définir précisément la frontière et la distinction entre les deux. 

    Dans le vécu des relations, il y a cette zone floue où un regard, un geste, un attachement, peuvent nous faire basculer d’un registre à l’autre sans prévenir.

    On dit parfois de la personne qu’on aime qu’elle est aussi notre amie. Et de son ami, qu’il aurait pu être un amour. Dans notre langage amour et amitié se mélangent allègrement.

    Charles Pépin a consacré un podcast entier à ce sujet, en partant d’une question simple : qu’est-ce qui sépare vraiment l’amour de l’amitié ? Une question plus vertigineuse qu’il n’y paraît. Car dès qu’on creuse un peu, les frontières se brouillent.

    Aristote : l’ami, celui qui nous rend meilleurs

    Aristote disait qu’un ami, c’est quelqu’un qui nous rend meilleurs. Quelqu’un qui nous écoute, bien sûr, ou nous soutient, mais surtout quelqu’un qui réveille en nous des ressources que nous ne soupçonnions pas.

    Nous portons tous des ressources dormantes, des élans qui n’attendent qu’une rencontre pour s’éveiller. L’amitié, dans cette perspective, crée des kairos : des occasions de grandir.

    Ce n’est pas l’ami lui-même qui nous change, mais la relation qui nous lie à lui. Elle nous pousse à agir, à réfléchir, à nous élever. Elle ne nous caresse pas dans le sens du poil, parfois elle peut même nous confronter.

    J’aime cette idée : une amitié qui stimule autant qu’elle apaise, qui crée du mouvement intérieur. Et je ne vois pas pourquoi cette définition ne s’appliquerait pas aussi à l’amour. Aimer, c’est aussi se découvrir autrement, se surprendre, se laisser inspirer par l’autre.

    Peut-être que la différence entre amour et amitié ne se situe pas là, mais plutôt dans l’intensité du feu plutôt que dans la nature du lien.

    L’ami, celui qui rend la vie plus douce

    Le philosophe Giorgio Agamben apporte une nuance précieuse à Aristote. Il dit que l’ami n’est pas seulement celui qui nous rend meilleurs : il est celui qui rend la vie plus douce.

    Une simple présence, et tout devient plus supportable. L’ami n’est pas rival, il apporte juste une tendresse qui apaise, une proximité qui nous fait du bien.

    Un ami ne guérit pas nos blessures, il les rend habitables, il nous autorise à être nous même.

    Je me demande pourquoi l’amour ne parvient pas toujours à offrir cette douceur-là. Pourquoi il glisse si vite vers la peur, la jalousie, la tension. Peut-être parce qu’il expose trop, qu’il met à nu là où l’amitié enveloppe. On y revient plus loin.

    La sexualité ne suffit pas à les distinguer

    On pourrait dire que la différence entre amour et amitié, c’est la sexualité. C’est vrai, en surface seulement, parce qu’il existe aussi des amitiés où la sexualité s’invite, sans pour autant tout redéfinir. 

    Car la sexualité, chez l’être humain, n’est jamais qu’un prolongement d’autre chose : le manque.

    Dans l’amour, il y a cette expérience d’un vide que l’autre semble pouvoir combler. Ce sentiment de dépendance qui se réveille à la moindre absence, au moindre silence. Souvent dans l’amour, il y a ce besoin d’être rassuré, reconnu, désiré, comme si notre existence en dépendait.

    Aimer, c’est accepter de devenir vulnérable. L’amour réveille les blessures de l’enfance : le manque, l’abandon, le rejet. Il met à nu ce qui dort encore en nous : les zones d’insécurité, les attachements précoces, les mémoires d’un amour jamais tout à fait reçu.

    L’amitié, elle, ne réveille rien de tout cela. Elle repose sur une forme de confiance plus stable, moins conditionnelle. Elle ne s’enracine pas dans le manque, mais dans la présence.

    L’amour, lui, ouvre la plaie et la caresse en même temps. C’est ce paradoxe qui le rend si bouleversant, et si dangereux.

    Éros et Philia : deux visages d’un même amour

    Les Grecs distinguaient plusieurs formes d’amour :

    • Éros, l’amour passion, celui du feu, du désir, du manque, de la dépendance.
    • Philia, l’amour-complicité, celui du partage, de la tendresse, de la durée.
    • Agapè, l’amour universel, celui du prochain, que le christianisme transformera en charité.

    L’amour commence souvent par Éros : la tension, l’attirance, le vertige. Puis il devient Philia : une relation plus stable, un plaisir d’être ensemble, un espace de croissance partagée. Entre Éros et Philia, s’opère une métamorphose

    Pépin nous invite à imaginer une synthèse : un amour qui conserverait la flamme d’Éros tout en cultivant la tendresse de Philia. Un amour où l’autre reste un ami, un compagnon de route, un être auprès de qui je me sens grandir.

    C’est peut-être là le rêve secret de tout couple : que la passion devienne amitié sans perdre sa lumière.

    Aimer, c’est apprendre à apprivoiser la peur

    L’amour fragilise, parce qu’il réveille le souvenir du manque.

    L’amitié rassure, parce qu’elle repose sur la continuité.

    Peut-être que la voie de maturité consiste à unir ces deux dimensions : prendre le risque de la fragilité, grâce à la sécurité affective.

    La question n’est pas d’éliminer la peur, mais d’apprendre à aimer avec elle.

    Comment traverser le vertige du manque sans se perdre ? Comment transformer la dépendance en attachement sécure ?

    Pépin parle d’un « romantisme de la continuation ». Un romantisme qui ne s’épuise pas dans le drame, mais qui s’invente dans la durée. Aimer moins follement, mais plus profondément. Moins dans l’impatience, plus dans la présence.

    Je trouve cette idée magnifique : un amour qui reste vivant non parce qu’il s’enflamme, mais parce qu’il respire.

    Le rêve d’un amour amical

    Ce que Pépin appelle “le rêve d’un amour amitié”, c’est cette utopie d’un lien où le feu et la douceur cohabitent.

    Un amour qui nous fait grandir sans nous blesser.

    Un amour qui nous nourrit et nous rassure sans nous enfermer.

    Un amour qui nous rend vivants sans nous rendre dépendants.

    J’aime penser qu’une telle alchimie est possible. Cela demande un travail intérieur. Elle suppose d’avoir rencontré ses propres failles, d’avoir apprivoisé la peur de perdre, de s’être déjà tenu debout seul. Sans cela, l’amour devient une tentative désespérée de combler un vide que personne ne peut combler.

    Aimer comme un ami, c’est aimer depuis un lieu plein, pas depuis un manque. C’est aimer sans vouloir guérir, sans chercher à réparer, mais en souhaitant partager. C’est une autre forme de maturité : un amour conscient de ses ombres, qui les traverse et les apprivoise, et qui continue de se choisir chaque jour.

    Peut-être qu’un tel amour n’existe pas tout à fait. On peut voir cela comme une direction à suivre ? 

    L’amitié comme boussole dans l’amour

    Pépin termine son podcast avec une proposition simple et précieuse. Quand tu ne sais plus comment réagir dans ton couple — quand tu hésites entre colère, silence ou reproche — demande-toi : comment réagirait un ami ? Et si, à cet instant, je n’étais pas l’amoureux ou l’amoureuse, mais l’ami ?”

    Observe ce que cela change dans ta manière d’écouter, de parler, de réagir. Tu verras peut-être que la colère retombe, que la peur s’adoucit, que la tendresse reprend sa place.

    Un ami n’humilie pas, il ne cherche pas à punir, ni à faire payer, il parle, il écoute, il cherche à comprendre.

    Je trouve ce déplacement très juste. Il ne s’agit pas de rendre l’amour tiède, mais de lui redonner une forme de conscience. L’amitié devient alors une boussole, une manière de rester humain au cœur de la tempête amoureuse.


    Aimer comme un ami, ce n’est pas aimer moins fort. C’est aimer depuis un endroit plus paisible. C’est peut-être ça, le véritable courage amoureux : garder la flamme d’Éros, la douceur de Philia, et la grandeur humaine d’Agapè.

    Aimer nous fait prendre le risque d’être blessé. Mais c’est aussi la plus belle manière de se rencontrer soi-même, à travers l’autre. Et peut-être qu’au bout du compte, l’amour et l’amitié ne sont que deux mots pour dire la même chose : le désir de devenir plus vivant ensemble.